Assise dans l’herbe, la petite fille joue avec les herbes fraîches qui poussent librement dans le petit jardin. A son âge, elle n’a nul conscience de ce que la vie lui réserve et de ce qui l’attend. De ce qu’elle aura à porter avec l’héritage familial qui est le sien. Allongée dans le duvet vert, à côté d’elle, sa mère l’observe d’un œil attendri. Elle savoure ces instants de paix parce qu’elle ne sait que trop bien qu’ils ne dureront pas éternellement. Scarlett finira par manifester son don, comme toutes les femmes de sa famille maternelle avant elle et sera à son tour assaillie par les demandes des morts en route vers l’Au-delà. Mais ici, pas de doléance morbide, pas de phénomène surnaturel ou presque. Lou accroche un énième bouquet d’herbes aromatiques à la porte de la vieille maison de bois qui semble tenir debout par miracle tant la mousse a poussé sur les murs. La vieille femme a la peau si fripée qu’on voit à peine ses yeux. Son sourire trahit quelques dents manquantes alors qu’elle jette un coup d’œil à sa petite fille et son arrière petite-fille. De son pas sautillant, s’appuyant sur sa canne de bois noueux, elle retourne à l’intérieur, fouillant les nombreux bocaux qui composent la seule et unique pièce de l’habitation. Et enfin, elle met la main sur la pierre blanche montée sur une chaîne d’argent. Le bruit de la canne résonne sur le parquet humide alors qu’elle revient dans le jardin. De ses doigts noueux, elle tend la chaîne à Ariane, la mère de l’enfant, qui ne met qu’une fraction de seconde à comprendre ce dont il retourne. Si la vieille femme a choisi de vivre à l’écart des hommes depuis des années, Ariane a toujours gardé un fort lien avec sa grand-mère, même si les pratiques de voudoun de celle-ci rompt avec la tradition familiale si longtemps préservée de médium. « Tu sais qu’aucun esprit ne l’approchera si petite. Il lui faudra encore des années pour commencer à ressentir son don. » Mais les mots peu convaincants ne suffisent pas à décourager la vieille femme qui avance encore le pendentif vers sa petite fille. Aussi, Ariane finit par céder et enfile le pendentif autour du cou de l’enfant dont les cheveux roux chatoient au soleil matinal. La vieille voudoun agite ses index, dessinant un cercle dans l’air au-dessus de la dernière de la famille. D’un hochement de tête, la médium retranscrit le langage codifié de sa grand-mère qui n’a jamais parlé à sa connaissance. « Pour ta protection Scarlett. »

« Tu sais, je pense vraiment qu’on peut faire la différence. Ils ne sont pas tous mauvais. Certains ont juste besoin qu’on les aide à transmettre un dernier message pour trouver la paix. » L’adolescente joue avec une de ses boucles rousses, allongée dans l’herbe de ce même jardin, celui où elle se rend un jour par mois avec sa mère et sa grand-mère pour profiter de la quiétude des lieux permise par les nombreux sorts de protection de Lou, l’arrière grand-mère voudoun. Le silence se fait alors que Diane réajuste ses longs cheveux argentés en une queue de cheval basse en regardant sa petite fille, une certaine sérénité sur les traits. « Tu as raison Scarlett. » L’adolescente se redresse, trop heureuse de trouver un peu de soutien dans ses paroles et dans ses convictions toutes récentes. Ses talents de médium avaient commencé à apparaître depuis quelques années à présents et elle apprenait toujours à gérer ces pulsions la poussant vers une feuille de papier, un chevalier, n’importe quoi, pour pouvoir retranscrire le message qu’on chuchotait à son oreille. Et les femmes de sa famille pouvaient bien continuer longtemps de lui rappeler d’être méfiante, elle avait soif de faire ses propres expériences. Lou revient dans le jardin, s’appuyant sur sa canne de bois, suivie de près d’Ariane, un plateau contenant des tasses de thé fumant dans les mains. « C’est vrai, certains esprits ont besoin de nous pour trouver la paix. Mais Scarlett, il est une chose que tu dois comprendre. Certains d’entre eux sont dangereux. Ils ont oublié leur condition d’homme, ils ont perdu toute compassion et tout amour. Tu dois comprendre qu’ils ne sont plus comme nous. Leur existence sur terre a cessé, ce n’est plus leur place. » Ariane s’assoit en face de la rouquine, lançant un regard inquiet à sa fille. Les propos qu’elle tient sur les esprits l’inquiètent même si elle tente de taire ses angoisses. Elle aussi à son âge a eu besoin de faire ses propres expériences, de constater par elle-même que la bonté des hommes mourrait bien souvent en même temps que leur enveloppe charnelle et que ceux ne trouvant pas immédiatement le chemin de la paix étaient rarement les plus inoffensifs. Aussi, elle veillait, jour et nuit, à semer partout des répulsifs et tout autre grigris fournis par Lou pour éviter à sa fille de s’exposer à de trop grands risques. Mais avant que la mère n’ait le temps de renchérir, la vieille voudoun s’approche de la rouquine, tirant d’une poche de son tablier le pendentif, le même que celui qu’elle porte depuis qu’elle est toute petite, lui passant autour du cou. Ses yeux bleu clair, presque translucides, se posent sur l’adolescente alors qu’elle trace lentement un cercle de ses index noueux. « La protection. Je sais Lou, je suis prudente. » Mais sa grand-mère se penche à son tour à côté de Scar, l’encerclant de ses bras. « Tu ne dois jamais le retirer Scar. Jamais. »

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