Vous savez, on dit que les enfants sont cruels. C’est faux. C’est bien pire que ça. Ils vous brisent à coup de rires, de moqueries, ils se complaisent à vous voir vous tordre de douleur et de rage et ils pourraient bien s’abreuver de vos larmes si vous les laissiez faire. C’est comme ça que tout commence : moi, les poings serrés, tremblante, les joues ruisselantes, encerclée de chères têtes blondes comme il y en a des dizaines dans les cours de récréation. Enfin non pas exactement. Tout commence six ans plus tôt –pour moi du moins. Mon père et ma mère sont devenus les heureux parents d’un magnifique bébé qui avait la malchance d’être atteinte d’une maladie étrange, le Vitiligo. Et si une gamine couverte de taches blanches à peu de chance de s’en sortir avec les gens de son âge, une métisse mi sorcière de Salem mi irlandaise n’en parlons pas. Non pas que les gens ait réellement sût que les femmes de ma famille avait vraiment un lien avec la magie car qui irait croire quelque chose d’aussi stupide, mais on racontait des choses. Nom de dieu, j’ai toujours détesté les commérages. Enfin bref, le début de mon existence n’a vraiment rien d’intéressant, j’ai eu la chance de vivre une enfance paisible protégée par mes deux parents. Mais toujours est-il qu’à un moment ou un autre, on doit se débrouiller tout seul pour se défendre. C’est à ce moment précis, encerclée comme un animal apeuré que j’ai compris. J’ai relevé la tête, j’ai arrêté de trembler, j’ai relevé la tête et j’ai souri. La seule arme qu’ils avaient contre moi, c’était ma peine, c’était leur moteur. Et lentement le cercle c’est rompu.


Merveilleuse période qu’est l’adolescence. Non, j’déconne, franchement qui a apprécié les boutons, les hormones et de tomber amoureuse d’un leader de boys band? Pas moi. J’étais dans ma période « camouflage » à tenter de dissimuler mes tâches. Rien de ce que pouvait dire ma mère n’avait d’influence sur moi et plus elle essayait de me réconcilier avec moi-même plus je me braquais, plus je m’éloignais d’elle pour me rapprochais de mon père. Je savais que cela la faisais souffrir mais je m’en moquais. Jusqu’à ce qu’elle meurt au milieu de ma scolarité au collège. Accident de voiture, coma et fin de l’histoire, rideau. Rien de vraiment extraordinaire, pas de lutte triomphale contre une maladie qui finirait quand même par avoir sa peau, rien qui nous ait préparés à ce vide brutal, soudain et irrémédiable. Et l’histoire tragique de la culpabilité du survivant. Tous ses mots atroces que je lui avais dit, tous ces reproches, tous ses rejets et si j’avais fait autrement, si j’avais été quelqu’un d’autre, quelqu’un de meilleur, de moins égoïste ? Je déteste parler de la période qui a suivi. Je dirais simplement que je me retrouvais souvent à errer dans la cuisine de ma grand-mère maternelle, à la regarder elle et mes tantes. Et à devenir curieuse. J’ai voulu apprendre et patiemment elles m’ont montré le chemin de la Wicca et lentement mon avis sur le monde et ce que je voulais faire de ma vie à changé.


J’entasse le reste de mes affaires dans le coffre de ma vieille Chevrolet. Le plus gros des meubles est déjà parti pour la Nouvelle-Orléans. J’hésite à me retourner, je sens une boule serrer ma gorge. Mon père est derrière moi et il s’avance pour me serrer dans ses bras. Ses cheveux roux et toujours un peu trop longs jurent étrangement sur ma peau. Personne ne pourrait deviner notre lien de parenté quand on voit ses taches de rousseur, ses grands yeux bleus innocents et sa bouche rieuse. Il n’y a que nos attitudes, nos mimiques, nos expressions pour nous trahir. J’essaye de ne pas y penser. Après m’être endetté pour les quinze ans à venir, j’ai finalement obtenu mon internat très –trop- loin de chez moi et je m’apprête à prendre la route pour de longues heures, seule. Nos séparations sont brèves pour éviter les larmes et je saute derrière le volant et démarre sans me retourner, en essayant de ne pas me dire que je laissais mon père seul à la maison. C’est déjà suffisamment dur comme ça.


Cette ville est très étrange. Il y a beaucoup plus d’esprits que partout où j’ai eu la chance d’aller et ils sont incroyablement excités, agités et violents. Quelque chose cloche. Mais aujourd’hui j’ai compris. On m’a approchée pour une « Association ». J’étais dubitative avant de voir le chaos que Belaam pouvait provoquer de mes propres yeux. Et j’ai pensé à ma mère, à ma grand-mère et mes tantes, à mon père. Personne ne peut vivre dans un monde comme celui-là. Il fallait faire quelque chose. Et j’allais faire ce que j’ai toujours fait : j’allais me battre.

« Dégage… »

Je siffle entre mes dents, l’air crispé, soucieuse de bouger le moins possible les lèvres. J’ai déjà failli avoir des problèmes la semaine dernière quand une infirmière m’a trouvée en train de brailler toute seule dans une chambre de garde. Je croise un médecin qui me regarde de biais et lui adresse un sourire factice en avançant tout droit, ignorant la présence derrière moi. Les hôpitaux sont souvent remplis de présences étranges qui m’oppressent mais dont j’arrive souvent à faire abstraction. Je fais une halte à la machine café, frappant du plat de la main cette stupide machine qui a coincé ma pièce, m’attirant un regard courroucé de la part d’un agent d’entretien. Tout le monde me foudroie du regard aujourd’hui. Je lève les yeux au ciel d’un air exaspéré et claquant ma langue contre mon palais d’un air impatient. Enfin le breuvage a fini de couler dans son gobelet en plastique et je me dirige dans le dédale de couloirs comme si c’était chez moi –ce qui est sans doute le cas puisque je ne considère pas vraiment mon studio de 15m² comme ma maison et que je passe le plus clair de mon temps ici.

Je sors par une porte de service, remplissant mes narines d’un air humide qui ne sent pas le désinfectant ou la maladie. L’air est lourd comme si un orage allait bientôt faire gronder le ciel. Je m’assois sur des marches délabrées et tire mon paquet de cigarette d’une de mes poches. Le bruit de la pierre qui frotte pour déclencher une étincelle me calme instantanément à moins que ce ne soit le contact de l’air frais. Quelle journée merdique. Un nombre incalculable de personnes venant pour des problèmes bénins et un accident de voiture meurtrier. Je frissonne inconsciemment. Ce sont les pires, ils me retournent l’estomac, me donnent envie de vomir, de hurler, de me rouler en boule dans un coin. Mais je ne peux pas. Des gens comptent sur moi et je n’ai pas le privilège de la fuite.

Une bourrasque de vent fait chanceler dangereusement mon gobelet qui manque de se renverser sur moi. Crétin d’esprit qui s’amuse de me voir aussi chamboulée. Il faut que je fasse passer au second plan mes émotions que je ne laisse plus rien paraître comme d’habitude. Plus d’esprit, plus de voiture à la carrosserie pliée, plus d’hôpital. Juste le noir derrière mes paupière clauses et le silence intérieur que je m’impose. Et le calme revient doucement comme d’habitude. C’est comme respirer à nouveau après être restée trop longtemps sous l’eau et d’avoir essayé de retenir son souffle le plus longtemps possible. C’est magique.