Saint-Pétersbourg, le 07 décembre 1795.

« […] Vous êtes destitué de chacune de vos fonctions. Vos œuvres seront retirées de l'affiche, votre existence sera effacée, votre nom deviendra un exemple de honte. Vous êtes condamné à perpétuité à l'exil, sans aucune possibilité de rédemption. [...] »

Ainsi commence l'histoire de Stepan Nicolaï Mechtcherski, second fils du Baron Mechtcherski.
Lorsque tombe l'abominable nouvelle, il ne réalise pas immédiatement l'impact quelle peut avoir. Il n'a pas fermé l’œil depuis des jours, des mois semble-t-il. C'est à peine s'il sent ses bras s'effondrer lorsqu'on les libère de leurs fers.
Il a froid, il a si froid.. !
Animal blessé, il jette un regard paniqué à ses doigts violacés. Durant ces heures passées à l'agonie, faute de pouvoir de répondre aux crimes dont on l'accuse, il n'a cessé d'implorer : mes mains ! mes mains ! Si ses supplications étaient d'abord claires, elles sont rapidement devenus des murmures inaudibles, des divagations alimentées par l'épuisement et puis la douleur. Ses mains... Ses mains par pitié ! Qu'on lui arrache le cœur, qu'on lui ôte les yeux, qu'on lui plante un pieux dans les tripes, qu'on lui couse les lèvres, qu'on l'enchaîne à vie, mais ses mains ! Ses mains ! Qu'on lui laisse ses mains, ses dix doigts et cette dextérité qui toutes ces années a su le maintenir la tête hors de l'eau !
Il entend une porte qui claque, on l'attrape par le maigre tissu qu'il lui reste encore sur les épaules. L'éclat du jour sur la neige, trop pure, trop blanche, l'éblouit. La tête lui tourne, ses jambes se dérobent. On le lâche. Il ne se retournera pas pour apercevoir une dernière fois son bourreau.
Il s'effondre dans les pellicules glacées sans même le réaliser. Il tremble de tout son être, misérable, en vomissant un semblant de bile acide.
Ses mains, ses mains.. !
Lui qui autrefois imaginait être invincible, inaccessible... Voilà qu'il réalise qu'il avait bien tord, finalement. Un rictus vient s'afficher le long de ses lèvres bleuies, crevassées. Il voudrait hurler, appeler à l'aide, quelqu'un, n'importe qui ! Il voudrait crier sa peine et sa haine, il ne parvient même plus à pleurer. Le froid les a gelées. Elles et puis ses rêves.
Sans doute la mort lui aurait-elle été plus douce.

Dans les environs de Saint-Pétersbourg, janvier 1801.

Six ans. Que c'est long, six ans. Voilà les pensées qui accaparent doucement l'esprit de Stepan alors que pour la première fois depuis semble-t-il une éternité, il brise de ses pas la pureté de la neige. Le paysage a conservé son époustouflante majesté d'autrefois, le village qui l'a vu grandir, jadis gouverné par feu son paternel, est toujours recouvert de la même glace. Enfant, adolescent, ils n'étaient pas très loin de la ville et pourtant, depuis les fenêtres ouvrant sur cette campagne aux terribles hivers, il n'avait jamais perdu l'impression d'avoir accès à toute l'immensité de la Russie, d'un simple coup d'oeil. Stepan ne se sentait alors nulle part ailleurs chez lui.
Vagabond - on lui avait arraché son identité même - il a ces dernières années parcouru quelques villes Européennes. Mais ni Paris, ni Vienne, ni Venise, n'ont su l'accueillir. Ainsi en ce jour retourne-t-il aux sources.
Pourtant, il a dans la gorge un arrière-goût des plus désagréables : l'amertume de la rancœur.
Tout, oui, absolument tout a changé.

En 1795, Stepan était encore un enfant. Tout juste vingt ans, les yeux aveuglés par des millions d'étoiles. Mal-à-l'aise en société, il n'en restait pas moins un passionné. Il trouvait la vie qu'on lui dessinait malgré lui monotone, crachait volontiers sur les règles de l'étiquette. Son destin, il affirmait alors avoir la capacité à le tracer le long des touches noir et ivoire de son piano. La musique, quoique cela fut parfois mal vu pour un jeune homme de son rang, il n'avait qu'elle à l'esprit. La musique et puis Anya. Anya, cette fille du peuple, cette danseuse de génie, dont la grâce le rendait fou, dont la douceur de la peau lui faisait perdre la tête, dont le chant l'emmenait loin, bien plus loin que n'importe laquelle de toutes les symphonies. Il lui avait juré, qu'importe les convenances, de venir un jour l'épouser. Stepan balayait la vie du revers de la main, non sans un dédain évident pour tous les esclaves de la société : personne ne pouvait l'atteindre !
Et puis, il y avait son frère, son aîné, Viktor. Viktor était, là où Stepan n'était que finesse et délicatesse, une réelle force de la nature - une brute, somme toute. Le musicien se plaisait d'ailleurs, moqueur, à comparer sa capacité à raisonner à celle d'un insecte. Viktor était appelé à recevoir tous les titres de leur Baron de paternel, tout son patrimoine. Et si Stepan n'en avait que faire, sans doute son talent lui porta-t-il préjudice, car son aîné vit là dans son esprit (malade) une tentative de l'éliminer en attirant la lumière sur lui.
Là était donc la cause de sa déchéance. Stepan ne comprit pas immédiatement pourquoi on l'avait saisi ce triste soir, l'accusant de tous les maux, à commencer par la préméditation d'une tentative d'homicide contre Son Altesse, l'Empereur de Russie, Pavel I. Alors il tenta, en vain, de prouver son innocence. Seul son titre permit de lui éviter la peine de mort, après quatre jours de détention dans un cachot aussi sombre que glacé.
On le condamna à l'exil. Il y perdit sa Russie, sa main droite, et chacun de ses rêves. Anya, et puis surtout celui de pouvoir jouer jusqu'à la mort. On lui arrachait là le cœur d'un seul coup d'un seul. Sans autre forme de procès.

Mais six ans se sont écoulés.
Ils ont chassé un agneau blessé.
Ils retrouveront un loup.
Stepan a grandi. Il traverse le village la tête haute, la nuque dégagée, le froid ne l'atteint plus. L'idée de revoir Anya, peut-être (mais est-elle seulement toujours vivante ?), le fait frissonner, mais c'est là la seule preuve de l'existence de son cœur trop usé, trop meurtri. Il y a dans la poche intérieure de son veston un poignard. Il y a bien longtemps qu'il a perdu foi en la justice. Il aspire présentement seulement à l'enfoncer dans le cœur de Viktor, lentement, en l'écoutant confesser ses péchés une dernière fois.
Sur ses lèvres, un rictus énigmatique. Dans ses yeux, un éclat terrible, alimenté par une soif, jusqu'alors inassouvie, de vengeance.
Vengeance trop désirée, trop attendue, qui a fini par l'aveugler. Vengeance qui le conduira à sa perte. Il n'aura pas le temps de voir Viktor trépasser. Ni de retrouver Anya. Entre les deux frères que tout oppose aujourd'hui, c'est son cœur à lui qui se retrouvera arraché. Au sens propre.
Il s'éteindra dans la neige, là où tout a commencé. Il n'aura pas le temps de hurler son malheur une bonne fois pour toutes.
Il est seul. Il a froid. La musique cesse sur une fausse note qu'il n'avait jamais envisagée.

Dix-sept ans - Doudouw - Comment avez-vous connu BM?  PRD. - Présence sur le forum: 7j/7, rp suivant les périodes - Parrain/Marraine? A voir. - Avatar et Copyright: ROKKU & tumblr. - Autorisez-vous l'intervention de joueurs esprits dans vos réponse ? Oui.