Il n'avait jamais eu des mains pour construire des rêves ou des châteaux, mais était-ce important ? Les croix qu'ils créaient étaient de notes et de bois, prêtent pour toutes les musiques à venir. Luthier, Herr Luthier comme l'on disait parfois dans cette ville française. Une pointe de dérision, parfois du mépris, parfois rien du tout. A la Nouvelle-Orléans, il n'était pas le seul à être étranger....

Luthier, son père l'était également mais dans l'Ancien Monde. Pourquoi partir alors, traverser les océans ? Ludwik ne savait pas... Son père avait eu ses propres rêves, beaucoup trop même peut-être. Jusqu'à sa mort ils avaient brûlé dans les yeux du vieil homme en de multiples incendies, des yeux pourtant désormais aveugles. C'était le feu, celui qu'il fallait garder, celui que Ludwik craignait de laisser échapper. Parce qu'il était né ici, terre étrangère, monde nouveau, avec un Dieu mais pas trop, lui qui disait ses prières en français tout haut en allemand tout bas.

Et le siècle était beau, pas vrai ?Ni sauvage, ni civilisé, comme Ludwik lui-même. Ah le XVIIIe... Entre vertus et péchés pour des enfants prêts à porter des couronnes de rois maudits. L'enfant qu'était Ludwik, il devint un homme. On le disait doué, plus que son père, et ses violes et instruments jouissaient d'une bonne réputation. Il gagnait bien sa vie, était éduqué, était amoureux aussi. Des yeux noirs comme un maléfice et des cheveux plus sombres encore qu'un deuil solitaire. Il l'aimait, elle, la fille bâtarde d'un nobliaux et d'une indienne.

Son nom de chrétienne était Anna. Son nom d'indienne, Anaba.... tiraillée entre deux mondes comme Ludwik, il retrouvait en elle une mélancolie apaisée qu'il savait pouvoir aimer. On les maria et grande fut la fête alors. Ce furent les violons du luthier qui firent danser la noce, mais Ludwik avait oublié jusqu'aux couleurs du monde pour simplement se noyer dans les yeux noirs de son Anna.

Elle avait des mains douces et fines et un sourire de statue. Certains la murmuraient sorcière, Ludwik la faisait déesse et contrairement au Dieu trop docte et hiératique de la bible, celle là, il savait en quelle langue la prier. Celle des murmures et des draps froissés....

Deux enfants leurs naquirent à quelques années d'écart. D'abord une fille, trésor de sa vie, prunelle de ses yeux, puis un petit garçon, prince de son orgueil et chevalier de ses joies. Sans doute y a-t-il dans une quelconque demeure de la ville, ou bien dans la réserve d'un musée, le tableau qui fut commandé d'après ces jours heureux ? Une toile de petit maître, comme l'on disait alors, une scène de genre : la famille du luthier.

Après cela, il y eut le désespoir. L'enfant mourut avant ses dix ans, maladie, châtiment divin, aucune excuse n'enlevait la cruauté de la perte. Dame de silence et d'abandon, Anna choisit de suivre son fils dans les ténèbres de la mort, là où les attendaient les oiseaux tonnerres et l'amour infini d'un dieu tout puissant comme l'espérait Ludwik.
Il resta seul avec sa fille adolescente, continuant de fabriquer violons et autres instruments. Une légende noire raconte que les créations de Herr Mann datant de cette époque proposent un son différent des autres, bien plus sombre et mélancolique. Des idioties, rien que des idioties... ce n'est pas le violon qui fait pleurer l'âme, mais le violoniste.

Un homme l'accusa cependant de lui avoir vendu un violon maudit. Il le poursuivit jusque dans sa propre maison pour obtenir réparation. Les voisins accoururent au coup de feu pour trouver un homme hagard, réalisant à peine la portée de son geste, et le luthier expirant dans les bras de sa fille.
Le bruit et la fureur disparurent enfin....

Suite à ce meurtre, d'autres légendes fleurirent au fil des siècles sur les violons Mann, mais personne ne songeait à faire un lien entre un esprit frappeur visiblement heureux d'amuser les enfants, et un luthier décédé en 1774. Un luthier ayant vu son fils mourir à petit feu, avec une maladie qui le rongea jusqu'à l'anéantissement....

C'est cela ce qu'il veut, ce fantôme. Le sourire des enfants, alors les autres guerres et batailles de la ville, elles n'ont aucune importance à ses yeux. Elles n'en auront jamais...

L'enfant dans le lit n'était pas le sien mais qu'est-ce que cela changeait ? Elle avait des grands yeux bleus embués par la morphine et la douleur, pauvre gosse, et un corps tellement rachitique à présent... On lui avait enlevé la perfusion, ce n'était plus la peine, il fallait juste attendre. Une infirmière restait auprès de la mère, le médecin arriva un peu plus tard les joues creusés et tout le poids du monde sur ses épaules.
Invisible aux humains, Ludwik remplissait la chambre de sa présence pourtant. Une présence qu'ils ne pouvaient percevoir, même si de nombreuses légendes urbaines couraient à propos du fantôme de l'hôpital...
Il songea un instant à fuir, pousser jusqu'à la chambre du petit Théo et de sa crise d'appendicite pour y faire bouger les bras du gros nounous en peluche. La maman de Théo travaillait dur, elle ne pouvait pas passer la nuit avec lui à l'hôpital alors chaque soir Ludwik animait les bras de la peluche pour que Théo ne soit pas tout seul, n'ai pas trop peur, même s'il sortait bientôt. C'était important, tout aussi important que la petite fille malade là devant lui. Important et différent...

Ludwik ne quitta pas la chambre. Rester jusqu'au bout lui faisait peur, une peur primaire et trop ancienne, lui qui savait pourtant ce qu'était la mort, mais il n'avait pas à partir. Près du lit, la mère voulu bailler et laissa échapper un gros sanglot incontrôlable. Un, juste un, puis elle se tut à nouveau...
Le médecin tâcha de rencontrer le regard de la jeune femme, un acte courageux dont Ludwik le salua. Mais l'inéluctabilité des événements devenait trop soudaine, trop affreuse... A la fenêtre, le battant des stores commença à s'agiter tandis que les livres d'images dégringolaient par terre dans un vacarme épouvantable. La lumière grésilla, dans la petite salle de bain les robinets s'ouvrirent et tandis que l'esprit courait et se démenait à travers toute la chambre avec son désespoir et sa fureur, les vivants, eux, restaient de glace. Le médecin, l'oeconlogue, était déjà intervenu en pédiatrie... il avait pu voir de ses propres yeux de tels événements intervenir lorsqu'un enfant trop malade était aux portes de la mort. Il savait également les légendes urbaines du lieu, Ludwik l'avait déjà entendu en parler à la machine à café. A vrai dire, l'esprit avait songé plus d'une fois à posséder cet homme là, sans jamais pourtant oser vraiment...
L'oeconlogue n'avait pas peur, il ne pleurait pas non plus, médecin avant d'être humain. Seule l'infirmière trahissait des gestes de fatigue nerveuse, elle qui avait déjà été victime de mauvais tours de Ludwik dans le simple but de faire rire les enfants. Elle s'était même cassé le bras un jour, par accident, une chose que le luthier n'avait pas voulu, une chose qu'il ne regrettait pas non plus.
Dans son lit, la gamine toussa, prise d'un hoquet rauque et douloureux.

C'est bien, songeait l'esprit.Respire, il suffit juste de se concentrer ...Je vais faire du bruit, beaucoup de bruit, ça te donnera de la force, ça te donnera du souffle !

Le bruit redoubla d'intensité, des pages de livres s'arrachèrent... Les beaux livres de contes avec des familles heureuses et des enfants pleins de vie prêts à survivre à tout. Hop, Ludwik les déchirait en mille morceau à s'épuiser dans cette danse infernale. Et puis une voix s'éleva finalement...

« Shht... il faut la laisser dormir, elle en a besoin, elle a été courageuse, très courageuse. »

La mère, abrutie de fatigue et de tristesse, incapable de vraiment comprendre et déjà aux prstes de son propre cauchemar. Elle n'était pas médium, elle n'était rien, et peut-être qu'aveugle aux événements, elle n'avait prononcé cette phrase que pour elle-même, mais Ludwik stoppa. Le bruit redevint silence, l'enfant cessa de respirer alors seulement la mère pleura.

Il vit l'esprit de la gamine, tendit le bras, prêt à l'appeler, à la retenir mais rien ne vint. Qu'elle s'en aille, oui qu'elle s'en aille. Lui-même resterait à sa violence et sa solitude à l'écart des esprits comme des hommes.

Ludwik ne revint pas à l'hôpital, pas tout de suite du moins. Et tant pis pour Théo, Layla, Julian et tous leurs petits bobos... parce que bien que mort, le luthier portait le deuil de chaque enfant qu'il perdait, jamais consolé de la perte de son propre fils.
De toute manière, de telles périodes d'absences étaient indispensables pour ne pas que l'hôpital s'inquiète et n'appelle un ou plusieurs exorcistes. Le personnel soignant, les malades, même les plus jeunes enfants.... Ils sentaient bien plus que Ludwik lui-même toute la violence et le désespoir de cet esprit qui tentait à sa manière d'être bénéfique. Mais la violence reste de la violence, et un jour viendrait où celle-ci deviendrait pleinement partie prenante des actes du poltergeist.... Pour lui aussi, un décompte fatal était activé. Pourtant, il continuait de faire rire les enfants lorsqu'il faisaient danser leurs peluches en de tristes valses... Et les infirmières hurlaient d'effroi, un paradis et un enfer tout à la fois.
Son paradis, son enfer à lui... Lui qui ne se faisait comprendre de nul autre, et c'était bien, si bien comme cela...