Grand-mère savait qu’il n’était pas fou. Grand-mère les voyait, elle aussi. Grand-mère représentait tout ce dont il avait besoin. Mais Grand-mère est morte, et il était seul.

Dans sa chambre, où il passait le plus clair de son temps, Damian commençait toujours ses journées en se rappelant ceci. C’était certes morbide, mais c’était la seule chose qui le retenait encore à la réalité. Car bien qu’elle était morte, Grand-mère était toujours là. Elle lui parlait, continuellement, ou alors elle murmurait. De son vivant, Grand-mère n’avait jamais murmuré, jamais. Elle avait été une forte tête, oh ça oui, à engueuler sa propre fille qui traitait son gosse de schizophrène, car ce dernier ne cessait de parler à ses amis imaginaires, longtemps après que l’âge ait excusé ce genre de comportement gênant. Grand-mère l’avait accueilli, lorsque ses parents s’étaient entretués et qu’il avait découvert l’horreur en rentrant de l’école, qu’il détestait juste un peu moins que sa maison. Grand-mère l’avait éduqué et en avait fait un jeune homme plein de vie … Mais la Mort était venue pour Grand-mère, qui l’avait accueillie avec joie, considérant que son temps était venu.

Mais Damian n’avait jamais pu accepter cela. Depuis, il avait tenté de se faire des amis, cherché quelqu’un qui le comprendrait et même tenté d’aider quelques esprits en perdition, traduisant pour eux leurs derniers mots aux oreilles des vivants. Trop bon … Vous connaissez le dicton. Et puis, à attirer les esprits, l’un d’eux s’était définitivement intéressé à lui. Dès le départ, Damian l’avait senti, celui-ci ne lui voulait aucun bien. Il avait tenté de se rapprocher, doucement, patiemment, mais jamais l’homme ne lui avait ouvert son cœur, comme pour les autres. Au bout d’un moment, l’immatériel avait changé, s’était révélé, seule son image différant de ce qu’il était vraiment.

Là, le cœur du jeune homme en fut brisé. Voir chaque personne qu’il avait un jour affectionnée, revenir devant lui, et lui murmurer à l’oreille les pires mots qu’il n’avait jamais entendu. Aucun répit, de jour, de nuit, dans ses rêves jusqu’au point qu’il en avait peur de rêver, de dormir, se reposer ou même fermer les yeux. Hanté par cet inconnu qui lui voulait tant de mal, Damian ne pu cacher son état plus qu’inquiétant et, après que son corps lui ait échappé pour la toute première fois, on l’interna là où l’on se débarrassait de la misère humaine que l’on ne pouvait simplement pas annihiler. Drogué jusqu’à ce qu’il ne puisse même plus penser, les médecins ne firent qu’empirer son état, et rendre sa lutte mentale plus difficile. Chaque jour qui passait, l’esprit gagnait du terrain. Chaque jour qui passait, Damian perdait de plus en plus pied. Et puis, il y eu le jour de trop.

Un prêtre était venu, clamant haut et fort que le patient était hanté par le démon. Damian ignorait d’où il sortait, ce qu’il foutait là et pourquoi il s’intéressait tant à lui, mais il avait été certain d’une chose : l’esprit l’avait craint, comme jamais. Pour la première fois, Damian s’était senti comme libéré de l’étreinte malsaine du mort, de ses chaines, et il avait pu parler librement. Pas besoin d’une grossière mascarade où il tremblerait comme une feuille pour simuler un épique combat contre le Mal, car ce dernier l’avait simplement quitté. C’est en tout car ce que le pauvre mortel avait cru. Il s’était mis à parler librement à l’homme, et à ouvrir de nouveau son cœur à autrui. Ce fût la seule fois où Damian le fit, car plus jamais son cœur ne guérirait de ce qu’il lui était arrivé à cause de cette erreur.

Profitant de l’état de faiblesse morale de Damian, l’esprit avait frappé, plus violemment que jamais. De la suggestion, un murmure, quelques mots susurrés à l’oreille son interlocuteur. Le prêtre n’y avait vu que du feu, convaincu que son côté cartésien lui dictait quelques conseils qui pourraient faire retomber le jeune homme sur terre. Mais pour Damian, cela fut une trahison, lui prouvant qu’il était plus seul que jamais. Et du vide qui s’était créé en lui, était née une faille. Cette faille, il n’avait fallu qu’une fraction de seconde pour que l’esprit s’y engouffre et scelle à jamais le destin du médium. Exploitant la rancune du gamin à l’égard de celui en qui il venait de placer sa confiance, l’esprit l’avait exacerbé, au centuple … Et celui qu’il possédait déjà se laissa faire, aussi docilement qu’il avait attaqué l’autre dans une rage bestiale. Le combat fut court, inégal et déjà gagné d’avance. Pour la première fois, l’esprit s’était montré sous son vrai jour, dévoilant la puissance qu’il avait caché jusque là, et l’autre en avait payé le prix fort.

Alertés par quelques hurlements, le personnel hospitalier n’avait pu qu’arriver trop tard devant une scène plus que tragique. L’échine courbé, serrant sa proie dans ses griffes, le monstre qu’était devenu Damian avait la gueule plongée dans le cou de sa victime. En percevant d’hypothétiques menaces, ses lèvres s’en étaient retroussées et il avait feulé, dans une attitude plus animale qu’humaine. Jamais les médecins n’avaient vu ça, mais jamais ils ne notèrent que les canines du jeune homme en étaient devenues un peu plus acérées, un tantinet proéminentes et bien plus tranchantes.

Les années suivantes se résumèrent à un calme plat dans l’attitude du jeune homme, parsemé d’épisodes considérés comme de la démence et accompagnés de quelques doses massives de médicaments, servies sur un plateau. Au fil du temps, ces crises s’espacèrent, et finirent même par se tarir, tandis que la volonté de Damian en était réduite à néant. Car ces crises représentaient les seuls moments où il avait réussi à reprendre le contrôle sur Samaël – ce bougre en avait même profité pour se présenter, en annonçant qu’il comptait s’installer pour un moment dans la tête de l’homme – là où les murmures et la torture morale continuelle ne suffisaient plus à le tuer à petit feu. Une fois ces crises devenues un lointain souvenir et les thérapies annoncées comme salvatrices pour le patient, les docteurs le rendirent avec joie à la société, convaincus de l’efficacité de leur traitement. Si seulement ils avaient su …

Seul, dans la plus vieille partie du cimetière, un homme se tenait là, assis sur ce qui était une tombe. La terre fraîchement retournée par l’être souillé jusqu’au plus profond de son être, ce dernier se mit à pleurer, à rire aussi, d’un air aussi effrayant qu’il était désespéré. Jamais Damian n’avait imaginé que tout ceci prendrait une telle tournure, ni que celui qui le lassait encore exister en ce monde n’avait pu être d’un tel sadisme.

Tout avait pourtant si bien commencé. Enfin bien … Relativement. Vu la gueule du chaos ambiant, avoir une vie normale revenait à être une autruche la tête six pieds sous terre qui se convainc que tout va bien, tandis qu’on lui coupe continuellement le cou sans qu’elle ne veuille seulement s’en rendre compte. Bref, fallait être aussi cinglé que le monde lui-même pour être en mesure de le nier ! Aussi, comme à son habitude, Damian n’avait pu qu’obéir à la voix dans sa tête, qui lui faisait l’honneur – et cadeau – de fermer sa gueule en retour, mais aussi – et surtout – de faire taire les autres. Tous ceux qu’il avait placés sous sa coupe, en s’appropriant quelque chose de physique, tangible et qui faisait office de lien assez puissant avec l’esprit pour qu’il puisse l’asservir. Ou que Samaël puisse le faire, au travers du médium.

Aujourd’hui donc, c’était jardinage. En considérant le cimetière comme un potager, les tombes comme des plants de légumes et les cadavres … Bref, vous avez compris le truc. Sa motivation entretenue par le calme qui régnait dans sa tête, l’humain s’exécuta et commença à creuser. Personne à l’horizon pour le déranger, il fallait dire que les vivants avaient autre chose à faire que squatter le cimetière, et que de toutes façons … Non, penser à ce que Samaël ferait si un curieux venait les empêcher de faire ça. Le hasard aurait un sens bien cruel de l’humour. Continuant d’effectuer sa tâche, Damian perçu finalement une voix. Et pour la première fois depuis longtemps, il se sentit de nouveau bien. Car cette voix, elle ne venait pas de lui, pas de sa tête, mais d’ailleurs. Cette voix, elle était aussi destructrice que salvatrice, restait à savoir pour qui.

Durant des mois, Damian avait réussi à reprendre le contrôle. Des petits gestes, des réflexes, pas grand-chose en somme. Tout ce que Samaël ignorait, ce dont il ne se souciait pas, et ce dont l’humain jouissait. Car si ce dernier avait comprit une chose, c’était que le meilleur moyen de battre un esprit se révélait sûrement de retourner ses propres cartes contre lui. Et le mortel s’y était attaché, avec ardeur. Trouver un exorciste n’avait pas été facile. En trouver un vrai, encore moins. Compétent ? Une sinécure ! Tout ça sans alerter les soupçons de celui qui le possédait ? Un véritable challenge. Mais il avait réussi, son corps paralysé en était la preuve. Sous le joug de la douleur qui le déchirait, Damian souriait. Cette fois, il allait s’en débarrasser, cette fois, il allait le renvoyer en enfer, cette fois, il aurait la paix.

L’exorciste avait des compétences, c’était indéniable. Et il était prudent, très prudent. Usant de quelques objets inconnus de l’humain, il avait même réussi à neutraliser les pouvoirs de l’esprit avant que ce dernier ne puisse les lâcher comme une énième plaie d’Egypte. Tout se passait si bien, il ne restait plus qu’à lui faire cracher son nom – seule chose que Damian n’avait pu communiquer sans que l’intéressé ne s’en rende compte – et il en serait finalement libre ! Mais au moment où un simple mot s’échappa de sa bouche, le possédé su que son plan ne réussirait. Plus jamais.

« Lucius. » Non ! Bordel de merde ! Comment avait-il fait ? Damian le sentait, il le savait, c’était un autre qui avait parlé, pas Samaël ! Pourtant, il ne pouvait les contrôler sans l’aval du médium … Il ne pouvait pas, hein ? Un petit rire résonna dans sa tête, suivi d’un doux murmure, entretenu par un air vainqueur dans la voix grave qui rebondissait contre chaque coin de son crâne. Convaincu que Damian était libre, l’exorciste lâcha rapidement son emprise sur le mortel et lui rendit le contrôle de son corps. Le regard vide, triste même, ce dernier le toisa, droit dans les yeux, avant de se jeter sur sa seule aide pour le saigner à blanc, avec la seule aide de sa mâchoire qui déchira bien vite le cou de l’homme.

Une bonne heure plus tard, Damian atteignit enfin le cercueil défoncé, qu’il avait initialement du déterrer. Il ne restait plus que des os et des cheveux, dont la simple vue donna un haut le cœur à l’humain. Il s’était presque habitué à boire du sang en vomir les trois quarts et recommencer, mais ça … Jamais. Comme une punition, un exemple même, Samaël le força à ingurgiter une poignée entière de cheveux et quelques petits os, bloquant même sa respiration au moment où le possédé tenta de les recracher. Une fois les reliques avalées, il traina le corps de l’exorciste dans la tombe, collant ainsi un colocataire de plus six pieds sous terre, et deux esprits asservis dans son crâne.

Eux aussi hurlèrent pendant un moment, tandis qu’il rebouchait la tombe. Une fois son travail achevé, Samaël lui laissa un moment de calme, durant lequel Damian craqua de nouveau. Il le savait, plus jamais il ne serait libre. Plus jamais.