Je suis né le 12 Mai 1962, à Senso Fiorentini, dans la campagne environnant Florence, en Toscane. Je suis le troisième fils de la famille. Mon père était enseignant dans une école catholique et en parallèle à ce métier, il exerçait les fonctions de vicaire à Forentini. Ma mère avait suffisamment de travail à la maison avec ses trois enfants mais avant notre arrivée, elle était infirmière. Notre famille vivait modestement mais nous avions la chance de posséder une maison confortable plantée au beau milieu d'un vaste domaine. D'après ce que je sais, mes ancêtres furent des protégés d'un Médicis. Forcément, ça donne de solides acquis. J'ai eu la chance d'avoir des parents qui étaient aussi fervents catholiques qu'ouverts d'esprit. Dans notre famille, on parlait, on débattait, on exposait son opinion et on aiguisait son sens critique.
Mon enfance fut une enfance banale. Beaucoup de frères et de soeurs de mes parents habitaient Fiorentini et nous avions l'habitude de nous retrouver tous ensemble dans notre maison. Cousins et cousines, frères et soeurs, les enfants étaient nombreux et on nous laissait relativement libres. Pendant que les adultes mangeaient ou buvaient, nous filions jusqu'aux limites du domaine où un bras de l'Arno coulait entre deux berges et où les plus âgés racontaient aux plus jeunes des histoires terrifiantes. J'étais le plus imaginatif et le plus horrible des conteurs. On réclamait souvent que je prenne la parole mais une fois que j'avais commencé, on me suppliait d'arrêter. J'étais un petit garçon turbulent, toujours prêt à se lancer dans des coups fourrés ou des escapades dangereuses. Un vrai pousse au crime qui parvenait toujours à attendrir les adultes avec des excuses sincèrement prononcées mais très loin d'être vraies. Pourtant, quelque chose ne tournait pas rond chez moi et je n'en pris la pleine mesure qu'une nuit de mon dixième année.
J'étais seul devant le court de l'Arno. La nuit était terriblement étouffante et je ne parvenais pas à dormir. Enfant de la campagne, c'est auprès de la rivière que je savais que je pourrais bénéficier d'un peu de fraîcheur ou d'air frais. Je me souviens du son de l'eau vive, de la branche rêche que je tenais à la main et gardais plongée dans l'onde. Je me rappelle du vol d'une poignée de lucioles près de moi. Et puis, il y eu ce que l'on appelle la "sensation". Aussi loin que remontent mes souvenirs, j'ai toujours aperçu des ombres noires qui disparaissaient à la périphérie de mon regard. Je n'ai jamais su de quoi il s'agissait et ce qu'il en était mais, régulièrement, je voyais ces choses qui s'évanouissaient dès que je tournais la tête dans leur direction. Timides ou couardes, ces ombres ne m'avaient jamais fait peur car elles n'avaient jamais été agressives. Cette nuit-là, tout changea. Etait-ce à cause de la fatigue, de la chaleur qui m'accablait, je n'en sais rien mais cette entité-ci se persuada de tenir là une occasion formidable. Vous avez certainement déjà éprouvé ce frisson bizarre qui secoue vos épaules et dévale le long de votre dos sans que vous n'ayez froid. Vous avez déjà eu la nuque et la peau hérissée sans comprendre cette singulière réaction que l'on efface d'un revers de la main. Ce sont "eux". Esprits, fantômes, démons, ils ont de nombreux noms et ils ne sont plus de notre monde. Celui qui s'est enhardit ce soir d'été ne voulait pas juste s'amuser à mes dépends.
D'ordinaire, je tournais systématiquement la tête dès que je voyais l'un d'entre eux trop près de moi. J'avais compris qu'il était impossible que je les vois de face. Cette fois-là, j'ai décidé - par ennui ou curiosité - de garder les yeux rivés sur le bout de la branche qui trempait dans la rivière. L'ombre s'approchait lentement mais sûrement, même si je ne pouvais pas distinguer son mouvement, je savais que l'espace qui nous séparait rétrécissait...encore...et encore...avant qu'elle ne m'atteigne, je me pris "la vague". Quand un esprit est sur le point de planter ses griffes dans votre cervelle, il vous égare, vous remue les tripes suffisamment fort pour provoquer une malheureuse seconde durant laquelle vous serez une proie facile car parfaitement désarmée. Du haut de mes dix ans, c'est le deuil d'un amour qu'on avait juré éternel qui m'a frappé. Une vague terrible de sentiments intenses, lancinants comme des coups de poignard. La solitude. L'abandon. L'incompréhension. La colère. La frustration. Le désespoir. Un mal adulte déchirait mon coeur d'enfant. Tous ces sentiments qui ne m'appartenaient pas se téléscopaient dans ma tête et je n'étais ni armé ni préparé à éprouver ce genre de choses. Pas à dix ans. J'avais l'impression que le ciel nocturne était bien trop grand, bien trop infini. J'étais si petit, minuscule, ridicule et insignifiant. Une pauvre poussière que nul ne regretterait. L'eau était si attirante. Qui me regrettera? Sans que je ne m'en rende compte, j'étais debout au-dessus de la rivière, en équilibre instable sur une berge meuble. Pourtant, je n'ai pas sauté, je ne suis pas tombé, je n'ai pas cédé à cet appel doux amer, cette promesse d'univers indolore si je me laissais glisser dans l'eau. Une voix spectrale venue de nulle part a scandé mon prénom dans un très long soupir. Vous n'êtes pas seul, Andreas. Un phare, voilà ce que fut cette voix inconnue, un phare brillant de milles feux qui m'arracha à la contemplation de l'eau, à l'emprise du spectre qui tentait de prendre possession de mon corps, à la dépression terrible qui ne m'appartenait pas et rongeait mon coeur. Je suis rentré en courant à la maison, le corps couvert d'une sueur froide qui n'avait rien de rafraîchissant, les dents claquant d'une peur jusqu'alors jamais éprouvée et j'ai dormi pour la première fois depuis longtemps pelotonné contre mon frère aîné.

Ha l'adolescence....j'ai été relativement épargné par la bêtise inhérente à cette période de l'existence. Depuis cette effrayante rencontre au bord de l'eau, j'ai développé une véritable obsession pour l'occulte et le paranormal. J'ai dévoré le moindre ouvrage mis à ma disposition ou à ma portée. L'ésotérisme me mena au folklore, aux légendes locales, aux anecdotes historiques qui sentent le soufre, la magie et la superstition. Et le folklore mit sur ma route les mythologies et les religions. Je voulais comprendre ce qui m'était arrivé, ce qu'était cette chose noire, cette voix désincarnée qui a sauvé ma peau. Je partageais mon temps libre entre les amis et les études mais ces dernières prirent le pas sur les premiers. A l'aube de mes dix huit ans, je décidais de m'engager sur la voie de la prêtrise. Ce qui n'avait été qu'une suite de blagues amicales devint réalité. Oh, on tenta bien de m'en dissuader mais lorsque l'on est fermement persuadé du bien fondé de sa démarche, rien ne vous arrête.

J'exerçais depuis peu à Pichisi, près de Rome, quand j'ai vu le Mal à l'état pur. Pichisi est un paisible village rural sans histoire, habité par des âmes humbles et simples. Un petit coin de paradis qui semble hors du temps et où il fait bon vivre. C'est pourtant au sein de cette communauté banale que je fus confronté à une possession. Une vraie possession. En parallèle à mon séminaire, j'avais entamé des études de psychologie pour pouvoir distinguer le réel du fantasme. Je ne croyais pas que cela allait autant me servir pour la suite...
J'avais été appelé à l'aide par une famille. Leur fille cadette semblait en proie à un mal qu'aucun médecin n'avait pu diagnostiquer. J'étais leur ultime recours. Au terme d'une enquête personnelle, j'en vins à la conclusion qu'il y avait là peut-être quelque chose de sérieux, de grave, de maléfique. Ma petite patiente avait prouvé une glossolalie, elle m'insultait dans des langues anciennes ou mortes que jamais elle n'aurait pu manier avec autant d'aisance. Elle avait parlé de mon étrange rencontre d'une nuit d'été, la décrivant avec tant de précision et de justesse que d'anciennes émotions remontèrent à la surface. Elle alternait des phases apathiques avec des épisodes de furie démente où sa force se trouvait décuplée. Les prières, les signes religieux la plongeaient dans une colère noire. J'étais face à quelque chose d'inconnu et j'admis rapidement mon inexpérience et mon ignorance dans ce domaine. J'ai donc appelé mon évêque qui n'a pas tardé à me mettre en contact avec le père exorciste de Rome.
Dix heures...le rituel dura dix heures. Peu importent les mots que j'emploierais, ils ne seront jamais assez forts pour exprimer la violence et l'horreur auquel j'ai assisté. Je me suis plié aux ordres de mon supérieur, je lui ai obéi fidèlement, me raccrochant à lui dès que je me sentais défaillir, joignant ma voix à la sienne pour puiser sa force. Le calme revenu dans la chambre de la jeune fille, j'ai fui le champ de bataille pour retrouver l'air frais. J'ai fumé trois, quatre peut-être cinq cigarettes sans m'en rendre véritablement compte. Lorsque je repris pied avec le monde réel, je découvris le prêtre assis sur le perron de la maison, juste à côté de moi. Il avait sa main posée sur mon épaule.
Ne te laisses pas dévorer par ce que tu as vu, Andreas. Il faut que tu t'en détaches dès que le combat est terminé. Facile à dire...j'avais vu une gamine qui m'arrivait à l'épaule envoyer voler des adultes à travers la pièce. J'avais vu son corps maigre s'arquer jusqu'à ce que ses os gémissent, se contorsionner jusqu'à adopter des positions improbables. J'entendais la voix grave, profonde, pleine d'écho qui s'était adressé à nous. Et ce rire...ce rire... Ce soir, tu as contemplé les Abysses et elles t'ont contemplé en retour. Elles te connaissent maintenant. Elles savent que tu es leur ennemi. On ne décide pas d'être exorciste, on naît comme ça. Ces dernières heures, je n'ai pas été assisté par un simple prêtre. Tu as cette chose en toi, Andreas. Tu appartiens à ces rares appelés aptes à rejoindre nos rangs. Faire le tri dans mes pensées prenait trop de temps. Je ne comprenais pas un traître mot de ce que me disait l'exorciste. Ou je craignais de le comprendre. A trop fouiner, j'étais tombé sur cette légende parmi les légendes, un ordre très sélectif, très fermé, rampant dans l'ombre du Vatican. La voix douce du prêtre prit une intonation plus dure. Demain, je t'emmène à Rome. Demain, je te jette dans les Ténèbres parce que telle est ta mission depuis que tu es né. Sans rien ajouter de plus, il se leva, me tournant le dos, s'engageant dans la petite allée qui menait à la rue. Je te conseille d'aller profiter de la liesse de cette charmante petite famille apaisée. Tu verras que les victoires aussi belles que celles-ci sont des miracles.


Le couvercle du tube de comprimés saute sous la pression de mon pouce. J'avale deux pilules avant d'allumer une cigarette. Cela fait quatre heures que je patiente dans l'antichambre du bureau d'un cardinal, celui qu'on appelle le Pénitencier Majeur. C'est rarement bon quand on atterrit devant lui. Je ne suis pas un enfant de choeur, le Saint Siège le sait et me préserve d'échouer devant un tribunal cardinalice. Si je suis là maintenant, c'est qu'on souhaite que je me justifie. Que je me justifie d'un mort et de mon état physique. Le seul coupable que je connaisse, j'attend qu'il daigne enfin me rencontrer.
Le Pénitencier Majeur m'avait obligé à accepter à mes côtés un jeune prêtre exorciste fraîchement émoulu. Soit disant qu'il avait besoin d'une victoire pour pouvoir enfin avoir pleinement confiance en lui. Foutaises! je leur ai expliqué en long en large et en travers que je ne travaillerais pas avec quelqu'un qui éprouve ne serait-ce que l'ombre d'un doute sur lui-même. C'est l'assurance d'avoir un partenaire qui se retourne contre soi. Mais son Eminence a insisté. Son Eminence a signé de sa main un ordre direct. Son Eminence m'a contrainte à courber l'échine. Son Eminence devra maintenant assumer car moi, je n'ai aucun reproche à formuler à mon encontre. Enfin, la porte s'ouvre sur un moine entre deux âges et dépouillé de tout insigne me permettant de le ranger dans un ordre précis. Je foule d'un pas claudiquant, grimaçant malgré la douleur qui me vrille la jambe gauche, un tapis qui doit être hors de prix. Je me saisis d'une main gantée de rouge pour embrasser l'énorme bague avant de me relever. Ma voix est claire et elle ne tremble pas. Tout ce qu'il y a à savoir sur la mort du Père Marc est dans mon rapport et sur les enregistrements que j'ai fourni à votre secrétaire, Votre Eminence. Le Père Marc n'a pas écouté mes recommandations. Les conséquences de cet exorcisme sont de son fait. Mon état, son trépas n'ont pour seule origine que l'inexpérience du Père Marc. Je ferme les yeux un instant avant de croiser ceux du Cardinal. D'un ton moins cérémonieux, je poursuis. Je vous avais dit qu'il n'était pas prêt. Je n'ai rien d'autre à ajouter. Le silence tombe dans le bureau. On distingue clairement le rythme régulier de ma respiration et de celle de mon interlocuteur. Le moine secrétaire a du oublier cette fonction vitale. On ne s'adresse pas de la sorte à un Homme Rouge. Mais, je ne suis pas n'importe qui issu de n'importe où, petit frère. Dans un crissement de cuir, son Eminence me congédie d'un geste souple de la main. Je sais que je l'irrite au plus point et je n'ignore pas de quels surnoms mes détracteurs les plus forcenés m'affublent. Je devrais éprouver des remords, je devrais me reprocher mon comportement, mais lorsque je suis entré dans le monastère de Lydda, c'était pour y sacrifier avant toute chose ma capacité à éprouver la moindre culpabilité. Quand on affronte des esprits capables de mettre le moindre de vos secrets à nu, vous devez être capable d'assumer toutes vos faiblesses, tous vos échecs, tous vos actes.


Le vol fut long. Très long. J'ai l'impression d'avoir quitté l'Italie il y a des années mais enfin, je suis arrivé à la Nouvelle-Orléans. J'ai eu tout le temps de lire et de relire l'épais dossier répertoriant les rapports d'incident douteux ayant eu pour théâtre cette ville. Et quand un endroit cumule beaucoup d'affaires "douteuses", on m'y envoie prendre la température et agir comme je l'estime nécessaire.
Mon contact américain m'a mis en relation avec une certaine Catherine Riddle. Une médium appartenant à une sorte de cabbale résistante réunissant sous une même bannière humains, entités, médiums, sorciers et exorcistes. Une véritable cour des miracles. Un carton mentionnant mon nom attire mon attention et je découvre une jeune femme élégante et charismatique qui n'a rien d'une démente.
Père Andreas Minelli?
Laissez tomber le protocole. Andreas me suffit largement. Inutile de me briefer sur la situation de votre ville, j'ai potassé la doc fournie. A moins que vous n'ayez quelque chose de récent à y ajouter...ou que vous nous ayez caché quelque chose. Ca serait très fâcheux. Je ne me déplace pas si loin pour rien et j'attends toujours qu'on me serve la vérité. Je ne supporte pas le mensonge. Elle me fixe avant de baisser un bref instant les yeux. Petite menteuse.
Et bien, pour dire vrai. Oui. J'ai omis un petit détail. Vous n'êtes pas sans ignorer qu'à l'Association, nous formons des équipes. Ce, dans le but d'avoir des petites cellules mobiles et complémentaires, parés à se défendre sur tous les plans et à partager mutuellement un savoir qu'ils n'auraient pu acquérir seuls.
Et? En quoi ça me concerne?
Vous ne dérogerez pas à la règle, Andreas. Une de nos jeunes recrues, une médium, a émis le souhait de se joindre à vous pour apprendre en quoi consiste l'exorcisme. Nous ne voyons aucune raison de ne pas accéder à sa demande. Oula. Moins d'un quart d'heure que je suis dans cette ville et elle est déjà en train de tester ma patience. Je serre les dents avant d'accrocher un sourire à mes lèvres.
Une apprentie? C'est une plaisanterie?
Dois-je vous rappeler que lorsque le père exorciste de Rome a pris la décision de vous former, vous étiez fébrile et traumatisé en train de fumer cigarette sur cigarette? Je lève brusquement un index accusateur vers cette Catherine Riddle. Je sais ce que tu essaies de faire, médium. Je la sens gratter l'os de mon crâne, essayer de trouver une faille. Elle devra se contenter de cette unique image, de ce seul flash. Je sais de quoi elle est incapable maintenant. Elle ne me surprendra plus avec ça. Sans perdre mon sourire, j'articule soigneusement ma prochaine phrase.
Sortez de ma tête ou c'est moi qui le fait. Et je travaille seul.
Pas chez nous. Nous savons comment s'est terminée votre dernière collaboration. Cela ne se reproduira pas. Pas avec nous. Vous n'êtes pas seul, Andreas...
Cette phrase murmurée d'une voix rassurante. Je ne la connais que trop bien pour l'entendre depuis des années dans mes rêves. Serait-ce une sorte de signe? De présage que je pouvais comprendre que maintenant, en cet instant précis. Je fixe cette Catherine Riddle, silencieux, tout en refermant la main sur le dossier de cette apprentie sorcière.
Sophya Turner. Vous allez vous adorer.

Et nous voilà. Le jour de ma rencontre avec ma...partenaire. Bigre, ça me fait bizarre de prononcer ce mot. Est-ce-que je suis angoissé? Non. Je sais que cette Sophya Turner est une apprentie. Elle ne fera pas comme Marc. A moins qu'elle soit une tête brûlée. Seigneur, je déteste encore plus les têtes brûlées que les idiots qui n'écoutent rien. J'ai préféré aller à la rencontre de Sophya plutôt que de la faire mener jusqu'à mon bureau. Question de politesse et aussi de jauger de la personne avant qu'elle ne revête son masque pour cette entrevue. Que fait-elle dans les minutes qui précèdent notre premier contact? Si mes yeux ne me trompent pas, c'est elle assise là-bas. Brune, petite et menue, elle arbore un visage que les rondeurs de l'adolescence tarde à abandonner. Je reste hors de sa vue quelques minutes pour être certain de ne pas avoir à faire avec une personne frivole. Mais Sophya Turner reste assise, les jambes croisées et jetant de fréquents regards sur sa montre. Elle ne soupire pas d'exaspération. Elle se contente d'attendre. M'appuyant sur ma canne, je me dirige vers elle. Et plus je m'en approche, plus je saisis la maturité de son regard. Vingt-cinq ans? Ma fille, tu as les yeux d'une femme de quarante ans.
Sophya Turner. Mon accent italien me trahit dès que je prononce son prénom en lui ajoutant une syllabe. Je tend ma main libre pour serrer formellement la sienne. C'est une poignée ferme et je suis rassuré de ne pas sentir de paume humide contre la mienne. Un bon point de départ pour toi, Miss Turner. Je suis Andreas Minelli. Suis moi. Pas besoin de plus d'informations. L'essentiel est dit. C'est une détective privée, elle n'est stupide, elle connaît déjà les grandes lignes de mon existence. Je lui tourne le dos avant de me diriger vers l'un des couloirs qui s'étendent comme des rayons de soleil depuis le hall d'entrée. J'entends Sophya ranger quelques affaires dans son sac avant de me rejoindre d'un pas pressé mais régulier. Avant même qu'elle n'ouvre la bouche, je reprends la parole. Je vais tout de suite répondre aux questions embarrassantes qui se bousculent peut-être dans ta tête. Oui, c'est un esprit qui m'a ruiné la jambe gauche et non je n'en dirais pas plus. Je n'ai rien à dire sur mon initiation. Je suis un vrai prêtre quoi que tu aies pu entendre. Si tu me le demandes, je pourrais te donner les derniers sacrements. C'est pratique, n'est-ce-pas? dis-je d'un ton léger presque amusé. Je ne te raconterais pas non plus l'anecdote la plus drôle slash crade slash terrifiante que j'ai vécu. Et la page à mon sujet sur conspirationscatholiques.org a été mise à jour ce matin. Je m'arrête soudain devant une porte et me tourne lentement dans la direction de Sophya. Ma voix se fait murmure, ce qui va suivre n'est pas du verbiage badin et railleur. On t'accorde beaucoup de qualités, Sophya. Saches que pour moi, tout ça, c'est des foutaises. Tu as tout à me prouver. Je ne suis pas un tendre mais si tu me survis, tu auras beaucoup plus que ma fierté. Tu auras toute mon estime. J'esquisse un demi-sourire un brin forcé. Toujours envie de faire équipe avec moi? Pour toute réponse, elle me dépasse et sans me lâcher des yeux ouvre la porte de mon bureau pour y entrer.