Comme bien des enfants dans ce monde, les premières années de vie sont toujours les plus flous. Par contre, pour la petite Raegan, ses souvenirs avant le début du «cauchemar» lui paraissent comme englobé dans le brouillard. Jusqu'à l'âge de neuf ans, sa famille avait vécu au Royaume-Uni, jusqu'au jour où ses parents reçurent une promotion qui obligeait la petite famille à quitter leur pays natal. Pour Raegan, cette nouvelle lui faisait ni chaud ni froid, car ayant peu d'amis significatifs à l'école, ce déménagement ne s'avérait pas un obstacle incontournable. Là où il y avait un véritable problème, c'était le refus catégorique de sa sœur aînée de quitter la ville où elle avait vu le jour, mais surtout de tout perdre d'un seul coup. Malheureusement pour elle, son opinion ne pesait pas très lourd dans la balance...

Seul un an séparait Raegan d'Élorine. De plus, les deux jeunes filles se ressemblaient énormément physiquement au point où il leur arrivait parfois de se faire prendre pour des sœurs jumelles. Pour la plus jeune des deux, sa sœur était ce qui s'approchait le plus d'une meilleure amie, puisque ses capacités sociales lui causaient quelques difficultés pour créer des liens. Aux yeux de Raegan, Élorine représentait l'être le plus important de sa vie. Si cela avait été possible, la cadette aurait voulu passer plusieurs années auprès de son aînée. Sauf que la vie en avait décidé tout autrement.

Idaho. Une nouvelle ville, Moscow, un nouveau pays, mais surtout une nouvelle vie. Si Raegan arrivait à s'adapter à ce changement, sa sœur aînée ne semblait pas vouloir accepter le choix de ses parents. Plus les semaines passaient, plus sa sœur adoptait un comportement bizarre au point où elle disait voir des gens qu'elle seule pouvait apercevoir à n'importe quel endroit avant d'avoir d'être envahi de divers souvenirs qui ne lui appartenaient pas. À peine trois mois après leur déménagement, Élorine fut prise d'une violente crise au beau milieu d'un de ses cours. Incapable de se contrôler, cette dernière s'était jeté sur une de ses camarades de classe avec la ferme intention de l'étrangler. Le détail que les autres ne pouvaient pas savoir à moins de se retrouver dans sa tête, c'était que la jeune fille de neuf ans venait de voir les souvenirs d'un type qui avait voulu tuer sa femme en l’asphyxiant. Dès les jours suivants, la jeune fille fut internée dans un institut psychiatrique pour un temps indéterminé suite à cette agression. Malgré qu'elle tentait d'expliquer ce qui l'avait poussée à commettre ce geste sans passer pour une pauvre folle, les psychiatres lui collèrent l'étiquette de schizophrène. Coincée dans cet établissement avec une médication forcée qu'elle devait prendre tous les jours, cela ne sembla pas avoir l'effet voulu. Au bout de quelques semaines, il fut proposé aux parents que sa sœur aînée subisse une lobotomie, une intervention qu'ils acceptèrent à contrecœur puisqu'ils espéraient toujours qu'elle puisse revenir à la maison. Un espoir qui s'éteignit très rapidement quand le médecin leur annonça que l'intervention n'avait pas fonctionné, car Élorine s'avérait encore la proie d'hallucinations. Comme si ce n'était pas assez, ses parents commencèrent à présenter Raegan comme leur unique fille en faisant comme si son aînée n'avait jamais existé. Plus tard, la jeune femme avait compris que ses parents avaient voulu sauver les apparences...

Parler ou tout simplement évoquer sa sœur pendant une conversation se révélait être interdit. S'ils lui rendaient visite de temps en temps pour donner l'impression qu'ils s'en souciaient, Élorine mis un terme à sa vie à l'âge de dix-sept ans. Si cela brisa le cœur de Raegan lorsqu'elle apprit la nouvelle de son décès, cette dernière savait que son aînée s'avérait être que l'ombre d'elle-même. À cette époque, l'adolescente n'avait jamais été en mesure de comprendre ce qu'elle vivait. Pourtant, une petite voix intérieure lui soufflait depuis des années que son problème ne se résumait pas qu'à une simple maladie mentale, car une étrange impression que «quelque chose» restait collé tout près de sa sœur s'était développé au fil des années, mais sans aucune preuve, cela se révélait impossible à prouver à qui que ce soit. Continuer son petit train de vie en mettant de côté les souvenirs d'Élorine dans un coin de sa tête ne se réalisait pas en un claquement de doigts. Encore aujourd'hui, quelques flashs lui reviennent en tête à n'importe quel moment de la journée.

L'école. Une étape tellement facile aux yeux de l'adolescente devenue une jeune adulte. Après quatre ans d'étude à l'université de l'Idaho en Science Politique afin de se spécialiser en anthropologie afin de devenir enseignante dans cette manière, Raegan ne quitta pas, pour ainsi dire, l'université où elle venait tout juste de compléter ses études avec brio. Pendant près de quinze ans, la jeune femme croyait poursuivre dans l'enseignement jusqu'à sa retraite, mais le hasard lui fit rencontrer un homme dont elle tomba éperdument amoureuse. De son point de vue, cet homme, un futur entrepreneur, représentait son idéal masculin jusqu'aux moindres détails. Aveuglée par ses sentiments trop souvent mis de côté, cette dernière ne se rendit pas tout de suite compte que cet homme possédait des vices cachés. Après quelques mois de fréquentations, ils formèrent un couple, puis vint le jour où il lui passa la bague au doigt. Marié depuis peu, son mari lui annonça qu'ils devaient déménager en Nouvelle-Orléans puisqu'un nouveau projet où ils feraient fortunes les attendaient là-bas. Au revoir l'Idaho et son avenir de grimper les échelons à l'université.

Un pauvre poivron, déchet de l'humanité et surtout un bon à rien. Voilà ce qui définissait bien son mari. En plus d'avoir échoué lamentablement son projet dans cette nouvelle ville, il n'avait pas trouvé mieux que de faire faillite. Près de la crise de nerf à cause de son boulot puisqu'elle avait dû se contenter d'être professeur remplaçante dans une école secondaire - heureusement que cela dura moins d'un an -, Raegan mis fin à leur mariage le jour où ce crétin avait osé lever la main sur elle après une violente dispute. Le sujet de cette altercation? Une grossesse imprévue. Ne souhaitant pas élever un lardon braillard jusqu'à ce qu'il atteigne ses dix-huit ans - âge l'égal pour le foutre à la porte sans une once de remords -, Raegan voulait mettre son mari au courant de son intention, c'est-à-dire avorter. En désaccord avec cette idée, ce dernier avait voulu la faire changer d'avis et ce, jusqu'à user de la violence physique. À partir de ce moment, sa méfiance fut décuplée, principalement envers les hommes, mais surtout toute relation sérieuse devint proscrite. L'amour. Quelle connerie et perte de temps. Avec les relations sans lendemain, personne ne viendrait foutre le bordel dans ses émotions et sa possessivité ne prendrait pas le dessus sur tout le reste.

Que pouvait-on faire à trente-huit ans, divorcée, sans enfants et avec un vulgaire poste de remplaçante dans une école secondaire? Eh bien, la solution se présentait toute seule. Alors qu'elle visitait un appartement - plutôt mourir que de vivre dans l'horrible maison que son ex-mari avait acheté -, un cri à faire trembler l'édifice lui avait pratiquement fait exploser les tympans. Peut-être que sa curiosité fut plus grande que sa raison, car en une fraction de seconde, la jeune femme avait fait demi-tour pour assister à un spectacle des plus traumatisants... À même le sol, une gamine à peine majeure se tortillait dans tous les sens, les yeux révulsés, face à une femme apeurée et trois hommes qui récitaient une espèce d'incantation incompréhensible. À la manière d'une claque donnée en pleine gueule, cette impression qu'une chose invisible se collait à la peau de la gamine - ou plutôt «sous» sa peau - revint l'envahir. Tout au long de son existence, Raegan avait préférée ignorer cette sensation qu'elle ressentait par moment comme si au fond d'elle-même cette dernière avait eu peur de se retrouver dans la même position que sa sœur aînée. Lorsque les trois hommes eurent terminé leur exorcisme, l'un d'eux se retourna dans sa direction avec un air sévère sur le visage. Si cet individu se présentait comme étant un exorciste et qu'il lui expliquait que ce qu'elle venait de voir s'avérait quasiment normal dans cette ville, Raegan avait eu l'impression d'assister à un événement surréaliste. La longue discussion qui s'ensuivi marqua un tournant important dans sa vie. Maintenant, elle n'était plus une enseignante, mais une future exorciste à temps plein avec un mentor qui lui apprendrait les ficelles du métier.

Trois ans d'apprentissage. Trois ans à comprendre ce métier hors du commun. Dès que son mentor jugea sa formation terminée et satisfaisante, Raegan se tourna vers un médium ainsi qu'un sorcier à la morale tout aussi douteuse que la sienne. Aujourd'hui, ils forment un trio efficace, mais ils n'inspirent pas confiance lorsqu'on porte une certaine attention aux rumeurs comme quoi ils demandent une contribution financière pour leurs services... Plongée dans un tout autre monde, la jeune femme a développé une haine toute particulière envers les esprits. N'était-ce pas de leur faute si Élorine n'avait pas trouvé d'autres méthodes pour qu'on la laisse tranquille? Ces «choses» doivent disparaître de leur monde littéralement parlant.

- Est-ce que tu me prends pour une idiote? Sa voix ne s'était pas faite sèche ou encore menaçante contre son interlocuteur, mais plutôt moqueuse. À l'autre bout du fil, Raegan s'adressait au sorcier avec qui elle faisait affaire depuis qu'elle avait obtenu le titre d'exorciste par son mentor... S'il lui arrivait parfois de regretter son ancien travail d'enseignante à l'université, celui d'exorciste lui procurait une toute nouvelle vie. Aujourd'hui, elle pouvait comprendre ce qu'avait vécue sa sœur aînée jusqu'à ce qu'elle décide de mettre fin à ses jours dans cet horrible hôpital psychiatrique. Un parcours parsemé de souvenirs qui ne se révélaient pas être les siens, mais ceux des morts au point de la perturber sur le plan psychologique. Le souci avec cette compréhension, c'était qu'une forme de rage, mais surtout un violent besoin de vengeance, s'accompagnait avec cette découverte. C'était de la faute des esprits si ça sœur n'avait pas été capable de supporter cette vie et ils devaient tous payer en retournant là où ils devaient aller pour le reste de l'éternité. En mettant les pieds dans cette ville, celle-ci lui avait fait en quelque sorte un cadeau empoisonné en lui faisant prendre conscience de son «don» et de sa prédisposition à chasser ces esprits qui traînaient au milieu des humains. Un jour, ils disparaîtraient tous, eux et Belaam.

Assise seule à une table d'un petit café près de son appartement, son portable collé contre son oreille, Raegan esquissait de temps à autre un petit sourire en coin en entendant les paroles du sorcier. Celui-ci l'avait contacté pour lui dire qu'un client potentiel voulait se débarrasser d'un esprit qui avait pris possession de sa femme après avoir vu une petite annonce à leur sujet. Un être possédé en somme. Malheureusement pour eux, cet homme se montrait particulièrement méfiant envers les gens de cette «communauté», puisque certains se résumaient à être de vulgaires imposteurs et qu'au final, ils réussissaient à empirer la situation. Donc, cet homme avait demandé à son collègue de le rencontrer avant de faire affaire avec eux, chose qu'il avait accepté à l'exception qu'il allait devoir communiquer avec Raegan. Pourquoi elle? Du trio, l'exorciste se révélait être celle qui inspirait le plus souvent confiance même si au fond, toute la petite équipe possédait une morale extrêmement douteuse.

- Il doit se présenter quand? Je... Au moment où elle voulut jeter un coup d’œil à la pendule accrochée au-dessus de la porte vitrée, une silhouette masculine fit son apparition avant de se diriger dans sa direction. Il est là, je vais te rappeler dès que j'ai terminé avec lui, dit-elle à voix basse avant de couper la communication, puis de se lever afin de lui présenter sa main en signe de politesse. Les traits tirés, le teint excessivement pâle et sans compter une barbe de quelques jours, cet homme lui donnait l'impression d'être désespéré. Bonjour monsieur Miller, je suis Raegan Stoker. Installez-vous, nous allons discuter de votre problème. Je suis là pour vous venir en aide le plus rapidement et le plus efficacement possible, déclara-t-elle avant de reprendre sa place sur la chaise tout en ne quittant pas son potentiel client des yeux.

Chaque mot, chaque parole était calculé à l'avance dans le but de le mettre en confiance. Cet homme ne remarquerait pas qu'il allait demander de l'aide à quelqu'un qui pouvait être pire qu'un esprit...