Ma vie débuta un soir de janvier, en 1994. J'étais loin d'être fille unique, une grande sœur et deux frères étaient déjà là. Une grande famille, oui, si grande que je n'y ai pas trouvé ma place. Je cherche encore, d'ailleurs.. Mais ce n'est pas ça qui vous intéresse, et je vais d'ailleurs sauter les couches, les biberons, pour passer à mon entrée en maternelle. J'avais toujours été fascinée par les livres et pouvais rester pendant ce qui me semblait être des heures à regarder la couverture d'un livre, en admiration devant tant d'images et de mots. Je n'avais pas plus de quatre ans lorsque je déchiffrais ma première phrase. Un de mes frères était en plein apprentissage de l'alphabet et je l'apprenais finalement en même temps que lui. J'empruntais les livres et me cachais pour lire. Un jour, la maîtresse me trouva en train de déchiffrer une des feuilles de son bureau. Le soir même, toute la famille était au courant, et moins d'un an après, je passais des tests. L'anomalie était vérifiée : on me déclara surdouée. A partir de là, les choses furent différentes. Même à l'école, rien n'était plus pareil. Je me retrouvais à tout savoir avant tout le monde; l'ennui me laissait du temps. La primaire achevée, le collège se passa sans encombres, avec seulement des commentaires désobligeants. Je ne participais pas, ne m'investissais même pas. Mes résultats seuls étaient excellents. Je n'avais pas non plus d'amis, et passais mes heures libres seules, à lire ou bien à m'ennuyer. C'était là mon occupation principale, jusqu'au jour où, voyant que l'école ne me réussissait pas, qu'on y faisait de moi une personne renfermée, timide, on aborda l'idée de cours à domicile. J'acceptais, libérée d'un poids. En contrepartie, je devais travailler de temps en temps, et, bien sûr, garder de bonnes moyennes. Les moyennes n'étaient pas un problème, j'étais de nouveau sereine. Peu de temps après, il se passa quelque chose d'étrange. D'anormal, même. J'apercevais des ombres, de drôles de reflets dans les miroirs. Pendant un temps, je pensais être devenue paranoïaque, ou que le manque de sommeil me jouait des tours. Mais ce n'était pas ça. Il y avait quelque chose, autre chose.
Cette chose s'insinuait doucement en moi, et les débuts furent durs. Je pensais délirer, cauchemardais sans cesse. Puis, une nuit, tout fut fini. Pour la première fois après des semaines, je dormais tranquillement. Le lendemain et depuis, je n'ai plus jamais été seule. Petite, je rêvais d'apprendre à voler, de m'envoler loin de tout, de trouver quelqu'un qui me comprendrait. J'ai trouvé quelqu'un qui me voulait du bien. Hécate. J'ai eu beaucoup de mal à accepter le fait qu'elle.. Et bien, qu'elle ne soit plus vivante, soit.. Un Fantôme ? C'est surement ce qu'elle est. J'avais toujours plus ou moins cru à tout ce qui relevait du surnaturel, mais de loin. J'en avais peur et en étais fascinée. Tous ces récits, ces histoires.. Pourquoi tant de personnes mentiraient-elles ? Mais on ne parlait plus de récits. Maintenant, c'était moi, ma vie, mon histoire. Et je ne voulais pas y croire. Avant même de passer une semaine complète avec elle, j'avais réussie à louer un appartement seule, dans Marigny et avais brisé la plupart des miroirs que j'avais. Il n'en restait qu'un, que je recouvrais la plupart du temps, ne supportant pas de voir le reflet d'une autre personne à la place du mien. C'est comme se rendre compte qu'on a une maladie. On tourne autour du pot, on la cache, on nie. J'ai toujours eu peur d'être complètement seule, d'être rejetée. Peur de blesser, aussi. De blesser physiquement, de faire du mal à quelqu'un, même si je ne le connais pas. Quand je parle de mal, je pense à la mort, au sang, a un couteau. Je n'ai plus rien de bien tranchant, maintenant, couteaux et ciseaux sont désormais à bouts ronds. Mes précautions sont peut-être inutiles, mais je les prends. Avant, je n'aurais jamais osé participer à une séance de spiritisme, une petite peur timide, la peur de la nouveauté, le frisson des interdits.. Maintenant, je sais que je ne le ferais sans doute jamais.
Je trouve que j'ai changé, mais même ma famille n'a rien remarqué, n'a pas vu les changements qui se sont opérés en moi. Je suis plus ouverte, plus souriante. J'aide certaines personnes que je ne connais même pas, juste pour aider. C'est Hécate. Elle adore aider, et me dit parfois que c'est pour m'aider qu'elle est venue vers moi. Je n'y crois qu'à moitié, pour moi, je n'avais pas besoin d'être aidée. Et c'est pire maintenant qu'elle me demande de l'aide, à son tour. Elle me force rarement à faire quelque chose, mais je déteste ça, j'ai peur de ce que je pourrais faire. Elle veut trouver sa famille. Je la comprends un peu.. Chercher sa place, ou la trouver, c'est un peu ce que j'ai toujours essayé de faire.

L’obscurité était là, envahissait chaque recoin du ciel. Je jetais un regard autour de moi, rien, si ce n’est les bruits inquiétants de la nuit. Je soufflais, frottais mes mains l’une contre l’autre avant de faire mine d’avancer. Enfin, de reculer. Une voix me souffla alors aux oreilles ;
« Que fais-tu ! »
Je me retenais de sursauter, ne m’attendant pas à une intervention aussi directe de sa part. La plupart du temps, son ton était posé, sa voix douce. Cette fois, elle était pressante, hachée, comme un murmure. Rangeant mes mains dans les poches de ma veste, je regardais la maison. Je n’oserais certainement jamais entrer, ou même toquer. Ne prenant pas la peine de répondre, je me détournais complètement de la bâtisse et partais. Je ne savais pas où j’allais, mais je ne restais pas là, ni ne rentrerais. Pas ce soir.
« Quinn ! Où vas-tu ? S'il te plait, fais demi-tour, ce n’est pas par là... »
Sa voix c’était faite plus suppliante, et je m’arrêtais dans un soupir. Je n’aimais pas lui faire du tort quand elle usait de cette intonation, qu’elle me semblait vulnérable.
- Tu sais bien qu’il est tard, je ne peux pas aller la voir maintenant.
Je n’obtins pas de réponse de sa part, mais je n’en avais pas besoin, je savais ce qu’elle pensait. Si, je pouvais y aller. Maintenant, même. Il me suffisait de me tourner, faire une dizaine de pas et frapper à cette porte, puis d’attendre. Je n’y arrivais pourtant pas, et l’heure était une excuse. Hécate le savait. Je commençais même à culpabiliser, à penser qu’elle m’en voulait, puisqu’elle ne disait plus rien. Je tentais alors, tout en reprenant ma route ;
- Hécate ? S'il te plait, tu sais bien qu’il est tard, elle n’ouvrira même pas. Une autre fois, d’accord ? Plus tard.
Une dame me regarda, me lança un regard dédaigneux pendant qu’honteuse, je m’empressais de sortir des écouteurs. Je ne les branchais pas à mon portable, mais faisait mine de. Les passants avaient tendance à croire que j’étais au téléphone, pas que je parlais toute seule ou, en vérité, faisait la conversation à un fantôme. La réponse que j’attendais ne tarda pas.
« Bien.. Une autre fois, alors, partons. »
Je ne pouvais qu’hocher la tête, refoulant le sentiment de culpabilité qui montait en moi après sa phrase. Elle pardonnait, supportait. Je n’allais jamais jusqu’au bout, je ne frappais jamais. Enfin si, une fois. Sophya m’avait envoyé paître. Depuis, je n’osais pas. Hécate, elle, attendait toujours que je trouve le courage de le faire, de me l’avait encore jamais imposé, et à chaque fois, je la décevais, la laissais dans l’attente, le maigre espoir qu'un jour je prenne sur moi pour seule consolation. Mon téléphone vibra, et, perplexe, je regardais l'écran. Quelques appels manqués et un sms, dont je ne connaissais pas le numéro. J'avais tendance à donner mon numéro de téléphone à n'importe qui, il suffisait juste de me le demander pour l'avoir. Si bien que le quart de la ville, au moins, devait l'avoir ou l'avait déjà eu. Je remettais en place une mèche de cheveux tout en lisant le fameux sms.
"FETE CHEZ MOI, TU EN ES ?"
Je n'avais pas le nom de la personne, pas son adresse. Ce qui n'avait pas l'air d'être un frein pour l'expéditrice ou expéditeur du message. Il y a quelques temps, j'aurais accepté. Mais ce n'était pas le bon jour, pas le moment. Continuant de marcher, je cherchais quoi répondre. L'écran se mit en veille, et mon regard tomba sur mon reflet. Ce n'était toujours pas moi. La réponse vint finalement d'elle-même, tandis que je fixais l'inconnue du téléphone, avant de finalement déverrouiller l'engin, ne souhaitant pas être confronté une nouvelle fois à l'image que l'écran me renvoyait.
"Pas ce soir."
Le téléphone vibra pour annoncer que le message était envoyé, puis je le rangeais dans ma poche, avant d'y glisser mes mains et de continuer ma route, m'enfonçant lentement dans la nuit et ses ruelles.