Vous voyez celle-là, oui la grande mince avec les longs cheveux bruns défaits et les yeux bleus ? Oui, son expression semble morne, son attitude renfermée et son sourire rare, mais essayez de lui parler, un instant, son sourire est radiant, vraiment. Mais il est faux. Derrière ses longs cils qui ont passé la nuit avec du maquillage, d’une nuit sans sommeil, d’où ses cernes, on ne retrouve pas de lueur. Son sourire est mort, mais cela ne paraît guère. Elle semble enchantée, heureuse, peut-être un peu timide. Peut-être même plus silencieuse qu’une personne normale. La gêne ? Le manque de sommeil ? Après tout, ce sont des détails qu’on ne remarque pas, enfin, une personne normale, centrée sur elle-même comme on l’est tous, ne s’attardera pas trop à cette fille, même si elle est gentille, même si elle est sympathique, parce qu’il y a ce sentiment inconscient qui habite les personnes qui lui parlent. Elle cache le terrible secret, ce poids lourd que ses parents lui ont légué. Son aura est noire, ses mouvements, tristes. Par contre, elle est passionnée par la photographie, par les arts. Ses collègues y voient un point en commun, mais quelqu’un l’a vu briser une vitrine. Parfois, elle a des sauts de colère, de crises de larmes, comme ça, toute seule dans la salle de bain du campus. Elle fuit les miroirs, elle est paranoïaque. Alors mieux vaut ne pas trop s’approcher d’elle. Pourtant, du jour au lendemain, elle a du cran, elle regarde les gens de haut, elle s’habille drôlement, différemment. Elle fait des clins d’oeil aux hommes, elle passe des journées à lire des magazines de mode et à rêvasser à des robes. Elle ne se laisse plus marcher sur les pieds… et alors, de nouveau, elle est fragile, craintive, perdue, exténuée. Son bipolarisme n’est pas compris… si ce n’est que de ceux qui en savent la cause. Amelia est troublée par une poltergeist ayant vécu durant la Belle Époque, morte pendant la Première Guerre mondiale. Cette femme (Félicité Dubois) se donne le nom d’une fleur (Ancolie) pour caractériser son goût prononcer pour la beauté qu'elle a tenté de retrouver auprès de cette jeune Amelia encore toute fraîche. Mais Amelia n’en est pas encore consciente, les changements se font tranquillement, elle ne s’en que partiellement compte, si ce n’est de ce visage de la blonde qui lui renvoie son reflet. Elle préfère ne pas trop y penser, elle veut trouver une autre réalité que celle qui la bouscule et la martyrise. Amelia est perdue dans son monde, un peu déconnectée, mais facilement approchable lorsqu’on prend la peine de l’aborder. Toutefois, elle est trop instable (ce n’est que passager, dirait-elle) pour qu’elle fasse confiance à quelqu’un, ce qui, toutefois, est ce qu’elle désire véritablement.

Une, puis deux larmes tombèrent en croches contre la flaque de sang. Sa gorge était glacée, ses membres prises de tremblements, son cœur arrêté. Ce n’était pas vrai. Ce ne pouvait qu’être un rêve. Après tant d’années d’une existence relativement normale, comment pouvait-elle croire cette scène d’horreur figée dans le temps mort de la décrépitude. Après tout, qui aurait voulu croire que la femme défigurée et frappée à mort et l’homme tournant tranquillement au bout de sa corde étaient réellement ses parents ?

La police, les sirènes, les cris d’alarme, et une voix éteinte. Amelia ne voyait plus le vrai du faux. On la retrouva couverte de rires et de pleures, tellement qu’elle en suffoquait. Son regard bleu était noir, ses lèvres livides, son teint mort. Elle ressembla drôlement à ses parents soudainement. La petite avait perdu la raison, ou du moins, on le croyait. Revenant d’un examen final qui lui avait pris tout le temps libre de sa semaine, la dernière scène qu’elle s'attendait à voir serait celle-ci. L’élément de surprise, n’est-ce pas là l’origine du rire ?

On l’envoya à l’hôpital. Ses amis osèrent la rencontrer et lui donner du support moral. Elle parlait peu, gardait le regard fixé dans le vide. Elle pensait avoir vécu une vie relativement normale, mais ce n’était que leurre. Toutes les fois qu’elle s’était bouchée les oreilles en entendant les coups, toutes les fois qu’elle sortait tard sans chercher à retrouver son chez-soi, toutes les fois qu’elle riait, qu’elle s’amusait, qu’elle pensait à l’avenir sans penser au passé. Mais quelle obstinée elle était ! Ne voulant rien voir, cacher son malaise par le sourire d’une fille bien élevée, en santé, pleine de vie. La mort vivait dans son ombre depuis longtemps.

Elle hérita de l’argent de ses parents, elle vendit la maison, elle jeta son cellulaire avec tous les numéros de ses amis, elle ignora les journaux qui relataient ce qui s'était passé et elle s’acheta un billet de bus. Le plus loin possible, se disait-elle. Elle aboutit en Nouvelles-Orléans, une ville qu’elle ne connaissait pas et où personne ne pourrait connaître son histoire.

Elle s’établit dans un petit appartement et se trouva un job de serveuse. Elle commença à reconstituer tranquillement sa vie, souriant à nouveau, mais se sentant terriblement seule. La nuit, elle enfouit ses larmes dans son oreiller et, exténuée, elle s’endort en souhaitant s’éloigner de la réalité. Et elle se mit à rêver de la même scène, sans cesse : sa mère en sang et son père au bout de la corde.

Le sommeil était difficile, le jour semblait être un rassemblement vague de couleurs défilant au rythme de la journée. Elle vit une affiche publicitaire pour un programme d’études universitaires en photographie. Son cœur fit un saut. Elle courut chercher son appareil dans une boîte délaissée. Tous les jours, elle prit des photos, se cachant derrière l’appareil qui devint une sorte de protection contre elle-même et les autres. Elle ne faisait plus partie du monde lorsqu’elle voyait le monde à travers la lentille. Elle était observatrice, elle était libre de tous soucis, elle vivait dans un monde parallèle. Elle fut acceptée dans le programme.

Alors qu’elle croyait que tout rentrait en ordre, alors qu’elle pouvait à nouveau tisser des liens, alors que les jours semblaient moins longs et moins morbides, alors qu’elle rêvait de cet appareil numérique si coûteux dans la vitrine, elle vit le visage d’une dame blonde au teint livide lui renvoyer son reflet.

Amelia sursauta, cria même de surprise, mais l’image fut dissipée : ce ne devait être que son imagination. Mais de plus en plus souvent, cette femme revenait, se confondant avec sa propre image. Amelia hurlait. Elle s’était débarrassée de tous ses miroirs, mais la ville projetait ce visage partout où elle allait. Elle réussit même à capter le reflet de la dame blonde sur une photo. Des frissons parcouraient le dos d’Amelia qui, prise d’une soudaine rage refoulée depuis la mort de ses parents, prit une roche et brisa la vitrine, et puis une autre, et une autre. Et alors, elle se mit à courir. Elle s’enferma chez elle, la respiration rauque, le cœur palpitant. Elle se plongea dans son lit et eut le sommeil le plus agité de sa vie.

Des cris retentirent dans son esprit. Un coup siffla dans l'air. Et un autre. Et un autre. Sa mère était couverte de sang, son père aveuglé par une folie ravageuse. Amelia avait peur. Elle se rongeait les ongles, elle s'agrippait les cheveux, enfonçait ses ongles dans sa peau froide. Ses cris couvrirent ceux de sa mère qui soudain se liquéfia sur place. Son père s'avança vers elle et se mit à la battre. Amelia n'en pouvait plus. Elle sentait que sa poitrine voulait exploser. La terreur l'étranglait et des pulsions prenaient vie dans son corps chiffonné. Quelque chose se logea au fond de son être. Quelque chose d'étranger qui, une fois installé, ne se fit plus ressentir, ou peut-être était-ce devenu familier. Elle se réveilla en sueur, le visage ruisselant de larmes. Elle tremblait toujours en cherchant à se rendormir de nouveau. Son corps lui faisait mal et sa tête tournait. Elle prit un somnifère et se rendormi, oubliant les bleus sur son corps et l'impression étrange d'être habitée par une présence.  

Le lendemain matin, elle se leva comme si de rien n'était. Elle se préparer en pensant à sa journée. On aurait dit qu'elle avait tout oublié sa nuit chamboulée, qu'elle cherchait désespérément le confort du jour et qu'elle s'agrippait à la normalité. En s'habillant, elle trouva ses collants troués répugnants. Elle mit une robe plutôt chic. Elle monta ses cheveux en chignon et mit des boucles d’oreilles de perles. Des camarades rirent un peu de la voir si accoutrée. Amelia leva la tête sous leurs regards, elle qui, depuis plus d’un an et demi, ne regardait plus le ciel.

Un changement s’était opéré. Amelia ne pouvait le définir. Mais elle s’en méfiait. Elle ne comprenait pas ses changements d’attitudes soudains, d’humeurs, de goûts. Elle se dit qu’elle était en une période et que cela passera. Mais cela ne fera qu’empirer.

Amelia se réveilla en sursaut, le cœur en haleine, les tempes mouillées. Sa main était agrippée à sa poitrine et ses jambes tremblaient. Un mauvais rêve, se disait-elle, un mauvais rêve sûrement. Elle posa les pieds au sol, s’arma de sa robe de chambre et se fixa dans le miroir qui la guettait. Ses cheveux étaient ébouriffés et ses yeux terriblement cernés. Tout semblait sous contrôle. Elle bâilla, sa vision se remplit alors d’eau et elle crut un instant voir une figure blonde dans le miroir. La figure de cette blonde… Mais dès qu’elle força ses yeux pour mieux voir, il n’y avait que son regard ahuri qui lui renvoyait l’appareil. Elle était fatiguée après tout, c’en était probablement la cause de ses visions incompréhensibles.

Tranquillement, elle s’habilla de collants noirs et de shorts kaki. Elle mit une chemise blanche dont les deux premiers boutons étaient défaits et les manches roulées. Elle se peignait les cheveux violemment en plissant du nez. Elle lança un regard vers son cadran et paniqua un instant : il ne lui restait que dix minutes pour se préparer et partir pour son premier cours de la semaine. Par prudence, Amélia se regarda de nouveau dans le miroir et elle grimaça. Non, ça n’allait pas du tout. Elle avait l’air paumée et toute sale ainsi ! Et ce trou dans le collant, quelle honte ! Elle se déshabilla et ouvrit son armoire pour en découvrir le contenu. Seulement deux robes ! Une laide à part de ça. Elle ne méritait pas de s’habiller de la sorte. Il lui fallait de la classe, pour montrer son statut aux autres et faire baver les dames. Une robe blanche qui tire vers le gris, voilà ce qui serait parfait, avec un collier en argent rempli de diamants et de perles. Des souliers en verre, un parasol en dentelle et des gants courts. Puis, mes cheveux montés, plus ondulés, avec une broche en diamants également. Un rouge à lèvres en sang. Une ligne épaisse autour des yeux. Des sourcils au crayon et beaucoup de poudre pour le teint. Briller, oui ! Diffuser cette beauté externe, ces yeux brillants et ce sourire charmeur ! Enchanter, courtiser, obtenir des colliers en or, des robes de soie, des souliers inimaginables ! Elles mourront de jalousie, oui, ces salopes qui ont leurs maris sous le bras et des enfants à la maison, dans leurs maisons somptueuses et richissimes. Mais ma beauté, à moi, les supplante. Leurs maris me bavent aux pieds et je collectionne les billets. On m’invite en secret dans les restaurants les plus hautement cotés, la nourriture se fondant dans ma bouche alors que mes lèvres sont désirées. Ah, quelles ignorantes sont-elles ! Cela leur apprendra à me regarder de haut ! Toutes les filles jolies, je leur ruinerai l’existence ! Et c’est par ces robes, ces diamants, cet or, ce rouge à lèvres que mon pouvoir resplendira telle ma beauté – Un clignement des yeux soudainement arrondis et un souffle coupé. Amélia fronça les sourcils. Mais à quoi pensait-elle donc ? Elle se surprit en robe légère et fleurie avec un maquillage inhabituel et de fausses perles aux oreilles. Elle haussa des épaules, appréciant ce nouveau style. Le cadran lui criait son retard par ses chiffres rouges. Elle prit son sac et courut à l’extérieur, marchant très bien en talons hauts, à sa plus grande surprise. Heureusement, elle attrapa son bus, s’assit dans le fond et regarda la ville déambuler sous ses yeux. Son reflet renvoyait l’image d’une femme blonde et élégante, un sourire ensanglanté aux lèvres.