Certains ont un porte clé, un collier. D'autres ont quelque chose de plus abstrait, une odeur, un gout, une sensation. Un parfum familier et apaisant, le gout d'une madeleine autrefois goulûment avalée au gouter, une caresse affectueuse sur la joue ou les cheveux. Souvent une chose parmi une multitude d'autres qui vous rappelle avec tendresse le souvenir de l'être aimé. Vos yeux se ferment et alors, vous la voyez. Vous l'entendez et en tendant la main, c'est presque comme si vous pouviez la toucher.

Elle, tout ce qu'elle avait désormais, c'était une photo. La photo d'un homme un peu gras, affalé en salopette sur une chaise qui semblait hurler sa souffrance à la face du monde en ployant sous sa masse. Un visage à première vue avenant mais bouffi par la mauvaise bouffe et rougi par le mauvais vin. Une photo candide, visiblement prise avec les yeux de l'amour. Et ça aurait pu continuer ainsi. Mais le piètre état dans lequel se trouvait le vieux polaroid démentait cette version idyllique. Là, des craquelures effaçaient pratiquement son visage tandis qu'une légère brûlure en avait grignoté le coin.

Systématiquement pliée en quatre dans sa poche, elle ne la sortait que rarement. Ou pour les grandes occasions. Souvent, il lui arrivait de la serrer dans la paume de sa main, à l'abris des regards. Et parfois, elle la sortait et la regardait pensivement avec un sourire. Non pas un sourire de tendresse, mais un sourire de victoire. La petite fille était désormais femme et c'était une manière de lui dire "Regarde. Regarde tout ce que tu m'interdisais de faire. Je le fais maintenant". Un jour peut être elle s'en séparerait. Quand elle n'aurait plus rien à le prouver. Mais ce jour n'était pas près d'arriver.

A 33 ans, sa vie venait de commencer.

Il n'avait fallu qu'un bout de papier. Elle ne su jamais comment ils l'avaient retrouvée. Mais ainsi étaient les hommes de lois: tels les vautours du FISC, ils vous retrouveront partout, même reclus dans une cave sordide aux fins fond de la nouvelle Orléans. Elle était restée un moment, hébétée, les mains crispées sur ce bout de papier. Ce bout de papier qu'elle avait attendu toute sa vie sans vraiment l'espérer. "Il" venait de mourir. Aussi surement que les meilleurs partent en premier, lui avait décidément pris tout son temps. Il fallait dire que ce n'était pas sa carrière d'acteur raté qui avait du l'épuiser.

Comme quoi, la procrastination conserve.

* *
*

Le voile de deuil a peine retiré, ça avait commencé. Elle n'avait alors qu'une dizaine d'années, et sa mère venait de décéder dans un accident de voiture. Elle rentrait d'une audition pour cette nouvelle pièce en vogue, elle était heureuse. A quelques kilomètres de là, il était 22h et on resservait encore un verre à James Ross alors qu'il peinait déjà à tenir sur son tabouret. La rencontre avait été violente, la mort instantanée.

L'alcool se glissa insidieusement à la maison, comme une douce ironie. Bientôt Nikos Ioannis devint un James Ross. Un raté. Un raté violent. Un raté qui faisait peser sur sa fille le poids de ses échecs sur les planches, de ses échecs dans la vie, de ses échecs au lit. Pourtant, elle se devait d'être à sa hauteur. Plus la note se rapprochait de 20, moins elle voyait la couleur de ses mains. Meilleures étaient les appréciations, moins cuisantes étaient les humiliations.

Mais voilà, la petite préférait le monde artistique aux mathématiques. Quand d'autres s'échinaient à équilibrer des équations, elle n'avait d'yeux que pour les partitions. Des partitions qu'elle ne savait de toute manière pas lire.

Chaque soir elle retrouvait le foyer la peur au ventre. Rien ne changeait au petit matin et c'était les entrailles nouées qu'elle se rendait de nouveau à l'école. La peur que quelqu'un remarque. Que quelqu'un s'étonne qu'elle soit tombée dans les escaliers pour la 6ème fois cette semaine. Que quelqu'un pose une question.

Heureusement ou malheureusement pour elle, les services sociaux et leur incompétence habituelle la laissèrent tranquille. Plus jamais elle ne ferait appel aux adultes. Des adultes qui, la première fois où elle avait fugué et s'était retrouvée perdue seule et en pyjama au milieu d'une gare, n'avaient pas cillé. Des adultes qui, quand son père était venue la chercher au commissariat à une ville de là, firent semblant de ne pas remarquer la flaque honteuse qui se formaient sous ses pieds à la simple vue de celui ci.

Quatre années passèrent, dans le silence. La nature avait fait son effet et la ressemblance avec sa mère devenait plus saisissante. Des traits osseux, des formes à peine développées mais qui l'étaient suffisamment pour un esprit malade. Un esprit bien palpable celui ci, doté de chair et de sang qui l'effleura un soir un peu plus sous les draps. Un regard échangé et l'incident fut clôt. Jusqu'au lendemain.
Le cœur au bord des lèvres, elle était d'abord restée tétanisée avant de finalement se jeter en dehors du lit, dans un ultime effort. Une main se posa sur sa cheville et elle donna un coup de pied au hasard. La prise se relâcha d'un coup. Elle était pourtant sure de n'avoir rien touché mais qu'importe. Pas le temps de penser, pas le temps de parler, juste le temps de courir et de se retourner sur le pas de la porte. Juste un instant.
Juste à temps pour voir une troisième silhouette. Presque transparente. Un visage sévère dont les traits remplis de soudaine malice aurait pu hanter ses nuits. Foudroyée sur place, elle ne put que fermer les yeux un instant. Un visage racé. Une femme inconnue aux vêtements anciens qui murmura, dans son dernier souffle, un prénom à la consonance exotique, Ludwik.

Elle rouvrit les yeux. Par terre, la silhouette de son père et son visage figé par l'horreur et l'incompréhension, les yeux rivés sur cette imposante silhouette. Elle détourna la tête et la vision s'étiola dans son esprit embrumé par la peur et l'adrénaline alors qu'elle dévalait l'escalier pieds nus, filant droit vers son destin. Ce devait être un ange gardien. Qui avait un nom allemand. Plutôt bizarre qui plus est.

Forte de cette idée, l'ingénue arpenta les rues au hasard, allant de ville en ville et se tirant de justesse de situations délicates. Elle en voulu à cet esprit, qui ne la protégeait plus. Mais après tout, c'était un homme, lui aussi.

Jusqu'à ce qu'elle le rencontre. Mason et son nom d'idole de Boys band. Celui qui lui avait tout appris: la musique, la survie, la vie. Celui qui l'avait fait renaître, celui qui la faisait se sentir humaine, presque femme mais qui se refusait à elle. Elle n'avait que 14 ans et lui presque le double. Voir le triple. Et des refus en cascade. Toujours et encore des refus. Mais elle ne l'en aima que d'autant plus. Un peu trop même.
Il lui avait tout appris, elle n'avait plus besoin de lui alors il disparu dans la nuit.

Elle ne pouvait pas dire qu'elle était surprise de cette nouvelle déception. Une nouvelle trahison de plus sur le grand tableau noir de sa vie. Elle ne su jamais ce qu'il advint de lui. Était il mort? Elle ne le souhaitait pas. Était il en vie? Peut être. Sûrement d'ailleurs. Heureux avec une autre. Malheureusement. Jalousie? Oui peut être, mais alors juste un peu.

Les années passèrent ainsi et tous les soirs, elle dansait et chantait jusqu'à l'aube dans des pubs. Un soir à Shreveport, le lendemain à Ruston puis à Monroe. Elle ne connu jamais le succès et le seul titre qui resta probablement dans les annales de ceux qu'elle croisait était probablement la ritournelle universelle du "Une ptite pièce pour manger et rester propre, ou un ticket restau, en vous souhaitant une bonne journée et que Dieu vous bénisse!"

Une vie tout à fait normal en somme, qui n'avait d'excentrique que son caractère nomade. Son don, il se révélait de temps à autres à elle, sans qu'elle ne le veuille. Ou plutôt, il se révélait à elle, alors qu'elle le fuyait. Tout ces trucs ésotériques, ce n'était pas pour elle. Elle avait soif de vie alors que tout son être la poussait vers la mort. Et son être se vengeait invariablement, la laissant par terre en chien de fusil et complètement groggy. Comme pour se venger de ne pas daigner l'écouter, de refuser sa destinée.

* *
*

Dix neuf années plus tard, elle était de retour dans la maison de son enfance. L'antre qui fut autrefois le repère du monstre n'était maintenant qu'une vieille bâtisse à peine entretenue dans un état pitoyable. Les marches craquaient sous le poids des années et le papier peint se décollait des murs.

Oui, elle serait bien, ici.

Quelques cris et un ballon qui traverse la rue. Le silence, et puis deux claques d'une mère excédée qui presse ses enfants à l'intérieur. La nouvelle arrivante détonnait dans le paysage, avec sa robe à fleurs datée et ses cheveux indomptés. Indomptables plutôt, si vous voulez l'avis de la "gitane" civilisée. La silhouette passa, indifférente aux regards suspicieux dont la gratifiait une paire d'yeux à peine cachée derrière un rideau bon marché.

La clé tourna lentement dans la serrure, faisant craquer le bois gonflé par la chaleur. Une chaleur humide, étouffante qui avait le don de faire fusionner vêtements et peau, peau et cheveux. La Nouvelle Orléans un mois d’août.

Une odeur de renfermé lui picota le nez et elle ferma les yeux un instant, soudain traversée par un courant d'air froid. Une sensation désagréablement familière. Fronçant les sourcils, la frêle silhouette jeta un regard par dessus son épaule, scrutant la rue déserte désormais déserte. Rien. Rien à part deux valises pleines à craquer de babioles et de vêtements à deux sous. C'était probablement l'émotion. Probablement le souffle glacé du temps passé sur sa nuque. Immobile, elle resta là un moment sur le pas de la porte. Pas un mouvement, ni un souffle ne lui échappa alors que son regard balayait la pièce difficilement plongée dans l'obscurité par de vieux volets dont les charnières grinçaient à chaque brise.
Une entrée poussiéreuse, un tapis bouffé aux mites et un miroir tout piqueté semblant tenir sur le mur par la force du saint esprit. Son propriétaire ne l'avait pourtant quitté que quelques semaines plus tôt. Du moins son enveloppe charnelle, car rien, même pas un vinyle rayé ou un vieux magazine ne montrait nulle trace de vie.

La porte se referma lentement derrière elle, sans qu'elle n'y prête vraiment attention. Ses doigts couraient sur le bois poussiéreux, laissant derrière eux de fins sillons quand son index s'arrêta sur un éclat dans le bois. Ah oui. Sa troisième "chute accidentelle" dans les escaliers qui lui avait ouvert l'arcade et cassé une dent.

Quelques pas sur le parquet grinçant et, sur sa droite, l'entrée de la cuisine qui n'avait plus de porte depuis bien longtemps. Avec un peu d'effort, elle pouvait l'imaginer. Sa mère, penchée au dessus de l'évier à s'affairer. Ou a pester du goutte à goutte du robinet qui, plus d'une vingtaine d'année après gouttait toujours. Un léger sourire ourla le coin de ses lèvres alors qu'elle posait doucement la tête contre le chambranle de la porte.
Des images lui reviennent, comme le souvenir tendre d'une caresse sur la joue, d'un rire et de larmes rapidement séchées par un bisou magique. Des images qui réchauffèrent soudain sa poitrine comme une braise ardente sous la cendre.

Et puis la braise s'éteint d'un coup, sous le même souffle glacé qui l'avait surprise sur le pas de la porte. Ses mains se crispent, elle essaye de se rattraper au coin du mur, ses doigts glissent et ses genoux faiblissent. Non, pas maintenant. Ils n'avaient pas le droit de lui voler ce moment. Elle tombe au sol, comme une poupée de chiffons. Elle peine à respirer alors que la crise foudroyante de cataplexie enferme chacun de ses muscles dans un étau. Prisonnière, elle cède et ferme les yeux.

* *
*

Des petits bruits de craquement multiples raisonnent au loin, flous et indistincts. Un feu qui crépite dans l'âtre tandis qu'un bruit de frottement se fait de plus en plus fort. Un son sourd, répétitif, seulement interrompu par un soupir et un revers de main qui vient essuyer un front ridé, tourmenté.
Le bois tendre vibre sous les frottements de la gouge, adroitement maniée par une main forte et délicate à la fois. De longs doigts noueux souillés et coupés en de multiples endroits s'affairent passionnément. Bientôt, d'autres doigts que les siens le toucheront et il ne pouvait s'empêcher d'en concevoir une certaine jalousie.

La magie opère et bois se creuse en une courbe qui n'est pas sans évoquer la silhouette assoupie derrière lui. Supposément assoupie. De grands yeux noirs le fixent, il le sait. Le bruit de son corps glissant sous les draps la trahissent. La légère pression de son pied gracile sur le parquet la dénonce. Il sourit mais elle ne le voit pas. Son sourire s'agrandit alors qu'il sent son corps nu tout en courbes épouser la forme de son dos et ses lèvres pleine se poser au coin des siennes.

Elle le voit maintenant, son sourire.

Ses mains délaissent les arcs de bois pour les arcs de chaire de ses hanches et....

L'obscurité.

Son père. Son visage bouffi terrifié alors qu'il recule péniblement en traînant sa masse sur le parquet grinçant. Les mains agiles et désormais éternellement écorchées le saisissent d'une poigne de fer, lui coupant le souffle. Ce sourire, toujours ce sourire. Mais il n'a plus rien de tendre. Ses yeux n'ont plus rien d'humain. Son étreinte n'est plus passionnée.

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Un souffle erratique, plein de détresse, lui échappe alors qu'elle ouvre les yeux. Sa vision encore trouble s'éclaircit peu à peu alors que les émotions étrangères s'échappent de son corps aussi vite qu'elles en avaient pris possession. A peine visible au travers du rideau de poussières en suspension, il était là. Son ange gardien déserteur.