Un néon jaune et fade pulsait de manière intermittente au coin d’une rue déserte aux appartements sombres tricotés serrés. Habituellement côtes à côtes, ils offraient parfois les parois d’un chemin vague dont l’aspect clignotait avec le néon discontinu. On y retrouvait une figure terne qui agrippait les murs par son ombre chancelante. Elle avançait, pas à pas, cherchant désespérément un portail invisible sur les briques qui lui permettrait d’apparaître dans son lit. C’était une jeune femme aux yeux cernés et noircis, au teint blême et aux lèvres rouge sang. Son habillement attirait le regard sur ses jambes découvertes et sa poitrine négligemment recouverte. Sa taille bien définie dansait sous le rythme des talons tremblants. Une main faible se porta à sa bouche alors qu’elle cherchait docilement à calmer un tourbillon d’instabilité prenant possession de son esprit. Amelia portait son front contre la brique froide en fermant les yeux. Sa soirée revenait par bribes… Beaucoup trop de verres de scotch vides et des lumières flamboyantes sur des pistes de danse, son corps flottant entre les masses humaines, cherchant les muscles d’un homme fort qui la transporterait jusque dans son lit. Elle se mordit la lèvre en tentant de retrouver ses sens et sa raison. Elle n’avait jamais bu autant depuis la mort de ses parents, elle ne s’était jamais sentie aussi étrangère à elle-même. Pour être honnête, elle avait l’impression de sortir d’un rêve, que ces souvenirs appartenaient à une autre qu’elle-même.

Une vague monta et son corps fléchit. Elle tomba rude sur le sol, ses fesses ressentant le froid du ciment. Elle s’accota contre le mur de son appartement. Elle était si étourdie qu’elle pensa perdre connaissance. C’est alors qu’Ancolie refit son apparition.

L’esprit grimaça en remarquant le lieu où elles se retrouvaient. Elle n’aurait pas dû boire autant, son alcoolisme la pourchassait même après sa mort… Et elle se retrouvait sans homme pour la nuit ! Ancolie était furieuse. Elle avait cherché à jouer le jeu de cette époque, délaissant les robes chiques trop coûteuses pour enfiler le dévoilement physique et les charmes vulgaires. C’était peine perdue lorsqu’elle perdait le contrôle soudain de ce corps et qu’Amelia revenait à ses sens, ne pensant qu’à une chose : rentrer chez soi. Tout cela à cause de l’alcool… Ancolie devenait de plus en plus forte, cela devait faire près d’un mois qu’elle vivait à travers Amelia et elle aurait pu avoir une soirée tout à elle. Si seulement…

Prenant son courage à deux mains, Amelia – ou du moins, en apparence – se leva difficilement et retrouva maladroitement la porte de son appartement. Le bruit de ses talons retentissait sur le porche et son corps menaçait de s’effondrer à tout moment. Alors qu’elle atteint la porte, celle-ci s’ouvrit brusquement et Amelia tomba directement au sol. « Non, mais ! » dit-elle, encore totalement ivre. Qui était dans son appartement? se demanda-t-elle avec terreur en levant ses yeux verts vers Anthony. Ancolie finit par reconnaître le voisin d’Amelia. Elle avait dû se tromper de portes. Ancolie n'avait pas l'habitude des maisons côtes à côtes au lieu des grandes demeures européennes. Elle-même égarée par l’alcool, elle chercha à se lever : elle se mit dans l’idée de ne pas perdre sa soirée et d’enfin obtenir une victime de ses charmes. Mais elle ne savait plus comment s’y prendre. Elle riait en s’agrippant sur Anthony pour se remettre sur ses deux pattes, chancelait une fois debout et laissant traîner ses mains baladeuses sur le torse d’Anthony. « Alors, mon beau, que fais-tu debout à cette heure ? Tu m’attendais ? Tu sais, j’habite juste à côté, ce n’est pas si loin… Tu pourrais m’accompagner… Je suis si maladroite à présent ! » Et elle gloussa en basculant sa tête en arrière, mettant l’évidence sur sa nuque fragile. Ancolie ne savait plus trop ce qu’elle disait. Elle ne voulait pas être seule ce soir, voilà tout. Sa vie passée à mettre les hommes à sa merci était difficilement retrouvable. Amelia avait beau être jolie, sa personnalité ne voulait s’effacer et son mode de vie ne convenait pas du tout à celui de l’esprit. Mais voilà que l’alcool formait un certain mélange entre les deux personnalités, comme si la gêne et l’admiration qu’Amelia portait pour le critique d’art se fusionnaient avec les envies folles et l’audace déplacée d’Ancolie. Et Anthony, le pauvre Anthony, était victime de ce désordre, témoin d’une première possession concrète, à la merci d’Ancolie, qui ne supportait aucun, mais réellement aucun refus… Mais que faisait-il à sortir à une heure pareille?

Les mains d'Anthony glissaient sur la taille d'Amelia. Ancolie sourit de ses lèvres de sang, regardant Anthony par dessous, prête à lui céder le corps d'Amelia. Embrumée par l'alcool, l'esprit ne se posa pas de questions sur l'attitude étrange d'Anthony. Elle se dit simplement que ses charmes ne pouvaient être résistés, même si elle, en réalité, elle devait avoir l'air ridicule dans ce petit corps tout étourdi et chancelant. Elle se laissa prendre, se laissa entraîner, sa respiration augmentait sous les caresses et les baisers. Amelia était loin. Ancolie jouissait de la plus grande liberté. Elle était en vie. De nouveau, elle pouvait recevoir ces caresses, embrasser follement, ressentir la passion qui avait dirigée sa vie antérieure. Son corps accotée contre le mur, elle ouvre un oeil, toute haletante, et voit plus d'un visage s'interposer sur les traits d'Anthony. Elle referme les yeux, s'en fichant complètement. Cela expliquait néanmoins la rudesse et le désir surprenants chez Anthony. Tant mieux, se disait-elle. Alors qu'elle succombait avec passions les baisers et qu'elle plantait ses ongles dans l'épaule de son compagnon, il cessa un instant pour lui proposer un verre. Elle sourit malicieusement. Elle allait bien s'entendre, avec ce type.

"Un scotch," lui souffla-t-elle langoureusement aux oreilles, comme si l'alcool était la source de tous ses désirs. Ancolie avait conscience qu'elle avait déjà atteint son maximum, enfin, qu'Amelia ne pouvait supporter beaucoup plus avant de tomber dans le néant, mais peut-être que c'était la volonté de l'esprit, de se débarrasser complètement de cette petite impertinente, au prix de se perdre elle-même. Ancolie laissa Anthony se diriger vers sa cuisine. Elle le suivit d'un pas félin et s'allongea sur un fauteuil. Lorsqu'elle fermait ses yeux, tout tournait et basculait. Elle attendait Anthony avec hâte, savourant chaque moment de sa réussite. Elle vit un journal traîner. Une publicité de parfum, montrant une femme dénudée et sensuelle, attira son attention. Dans un excès de folie, elle déchira la page. "Moi!" voulait-elle crier. C'était elle la plus belle, elle devait gagner contre ces femmes vivantes, ces femmes qui menaçait sa propre beauté, qui ont toujours voulu la faire souffrir par jalousie! Seuls les hommes pouvaient l'apprécier, seuls les hommes pouvaient lui apporter le bonheur.

Anthony revint avec deux verres. Elle avala rapidement tout son contenu et se lécha les lèvres. Puis, elle sauta sur Anthony, s'assoyant sur lui, l’embrassant dans le cou et enlevant son chandail. Elle voulait qu'il la prenne, qu'il la possède, comme elle possédait Amelia. Le seul nom prononcé dans ses pensées redoubla sa rage. Pourquoi cette dernière s'obstinait-elle à garder son corps et en plus, à garder son caractère? C'était par les périodes intermittentes entre Ancolie et Amelia que l'esprit pouvait jouer sur sa possédée. Mais tout de même, Amelia revenait toujours au galop, plus forte qu'en apparence... Peu importait, Ancolie ne voulait plus penser à elle et attira Anthony vers elle. Mais l'alcool faisait son oeuvre. Et Ancolie devenait victime de sa rage et de sa folie, perdant elle-même contrôle sur son propre esprit. Il suffisait de peu pour qu'Amelia revienne.

Elle gémissait, elle se tordait sous Anthony qui jouait avec son corps comme d'un instrument avec une bestialité qui faisait tressaillir Ancolie de jouissance. C'est alors que le corps d'Amelia se trouva complètement nue et l'esprit se laissa aller aux plaisirs, embrassant cet homme sauvage et se courbant le dos sous son toucher, sous sa langue qui s'aventurait partout. Oui, elle allait apprécier, elle n'en doutait aucunement. Déjà, elle se sentait si vivante, si pleine de ces tremblements de plaisirs, de cette impulsion qui l'attirait envers Anthony, de cet alcool qui lui faisait perdre le contrôle. Elle empoigna la nuque d'Anthony, jouant dans ses cheveux, plantant ses ongles dans sa chair, attirant leurs bassins l'un contre l'autre, jusqu'à ce qu'il promène ses lèvres le haut de ses jambes et s'empare de ce fruit sacré. Ancolie laissa libre cours à ses gémissements, mais sentit que quelque chose clochait. Non, pas pour elle, pour l'Autre. Se réveillait-elle soudainement? Ancolie essaya de repousser mentalement cette indésirée, mais sa force d'esprit n'était plus avec tout cet alcool. Elle n'arrivait plus à pleinement apprécier le travail merveilleux d'Anthony. Elle avait soudainement peur, ses tremblements de jouissance se transformant en tremblements de terreur. C'est alors qu'il croisa son regard rempli de fougue et lui dit ces paroles qui surprirent Ancolie. Tout s'expliquait maintenant. Elle eut seulement le temps d'esquisser un sourire suave avant de sentir ses bras et ses jambes repousser violemment cet homme mystérieux qui l'avait possédée par sa langue. Avec regret, elle sentit et ressentit Amelia reprendre ses esprits, aussi confus étaient-ils par l'influence des nombreux scotchs.

Cette dernière hurla. Elle se débattit violemment. Elle ne comprenait pas. Ne savait ce qui venait de se passer. Elle tenta de s'éloigner de... mais c'était bien Anthony! Avec une expression si étrangère! Elle eut terriblement peur. Des larmes vinrent à ses yeux. Tout son corps nu était secoué de spasme. Que faisait-elle ici? Avait-elle eu un autre blackout? En se débattant comme une furie, elle tomba à quatre pattes au sol. Son corps était paralysé. Elle laissa choir son visage contre le plancher de bois et se mit à sangloter. Horrifiée. Elle était horrifiée, d'elle-même et de ce monstre qui abusait de son corps. Il n'était pas humain, elle ne l'était peut-être pas non plus, car sans le vouloir, elle savait que quelque part, elle avait attisé Anthony, elle était venue le chercher. Mais pourquoi cette impression étrange? La peur libéra soudainement son corps et elle chercha rapidement à se lever. Mais ses jambes trop faible, son esprit trop étourdi, elle tomba immédiatement au sol. Elle tourna le tête pour voir Anthony s'approcher. Une vague froide monta de son ventre jusqu'à sa poitrine. Elle cria, se boucha les oreilles et se mit en petite boule. Elle ne pouvait se défendre, alors elle ne faisait qu'espérer à travers ses larmes qu'Anthony reprendrait ses sens et que ce cauchemar cesserait.