« Elianor viens ! Papa va nous apprendre à jouer au croquer.
- J’arrive ! Attends »

La petite fille suivit son frère de quatre ans son aîné dans le parc de la résidence familiale en toute hâte. Si le chef des lieux n’avait que deux enfants, il arrivait que les fils et filles de domestiques s’amusent également avec eux, bien que les mœurs de société dissocient encore les deux classes. A l’aube du XXème siècle, les révolutions industrielles avaient amené la rapidité et la facilité d’accès aux transports. L’invention de la machine à vapeur avait bouleversé les habitudes des hommes, qui devenaient enfin indépendants du temps. Les moulins à vent et à eau allaient peu à peu perdre de leur superbe. La facilité des transports, l’industrialisation… tant de chamboulements que les générations en furent bouleversées. On passait de la bougie à l’électricité, du télégramme au téléphone. Parmi tant d’autres familles aisées, les Lockhart n’avaient pas échappé à la locomotive à vapeur. Première classe, bien évidemment, puis la famille avaient quitté leur Angleterre natale vers l’Eldorado, direction l’Amérique, terre promise de chercheurs d’or et de pétrole, qui feraient la richesse des industriels du XXème siècle. Pour Henry Lockhart, ce départ vers la Nouvelle Orléans n’avait rien à voir avec la conquête de l’Ouest. Un ambitieux ingénieur, Albert Baldin Wood, avait fait appel à lui pour le seconder dans son plan d’expansion de la ville. Les marécages soumettaient la ville à de fréquentes crues, et son idée consistait en un drainage régulier de ses marécages avec des pompes. Monsieur Lockhart s’était aussitôt jeté sur cette idée qu’il trouvait révolutionnaire. Il avait eu l’œil d’ailleurs, puisque cette technique est encore utilisée au XXIème siècle en Nouvelle Orléans, merci à monsieur Albert Baldin Wood.

Elianor ignorait les raisons de la migration de ses parents en Amérique, ayant à peine trois ans lorsque le bateau traversa l’océan Atlantique, emmenant la famille bien loin de son pays d’origine. Si Madame Lockhart se montrait inquiète, Monsieur Lockhart non. Ses enfants n’étaient pas en âge de regretter quoi que ce soit, et leur jeunesse laissait au père quelques années pour asseoir la fortune familiale en Nouvelle Orléans. Et cette idée de cet ingénieur allait l’enrichir. Pour ne pas oublier son Angleterre natale, il avait fait construire quelques temps plus tôt sa future demeure à la campagne, à quelques kilomètres de la ville en elle-même, d’où l’accès pourrait s’effectuer en voiture. Il pouvait bien se permette un peu de confort pour sa famille. Madame Lockhart ayant une santé fragile, l’air pur et frais lui apporterait le plus grand bien.

Elianor grandit avec son frère Matthew, qui, grand protecteur, prenait soin de sa petite sœur. Cette petite dernière se montrait plutôt polissonne avec les autres enfants, ceux des domestiques. Pour autant ce n’était que le jeu, dans le fond, elle les appréciait beaucoup s’amusait, le terrain autour de la maison apportant son lot de cachettes et de jeux. Matthew quant à lui avait jeter son dévolu sur la construction d’une cabane dans les arbres, sa petite sœur l’observait effectuer sa tâche jour après jours pendant qu’elle se perchait haut dans les arbres afin que les autres enfants ne la trouvent pas au jeu de cache-cache. Ils ne pourraient la trouver qu’en levant ! C’est Madame Lockhart qui allait être contente, elle devrait certainement raccommoder les bas de cette demoiselle qui les avait troué en s’accrochant au tronc d’arbre.
Si Elianor était dotée de ce côté espiègle, elle avait appris l’éducation apportée à chaque fille de haute naissance : piano, broderie, littérature …. Et surtout les bonnes manières. Le quart de jeu ne venait qu’après les leçons, dirigés d’une main de fer par Madame Lockhart qui veillait à l’apprentissage minutieux de ses enfants. Son mari passait ses journées avec son ingénieur fou à tester ses pompes sur les marécages, il manquait cependant quelques réglages pour une optimisation des plus complètes. Seul membre de la famille à se rendre en ville chaque jour, la demeure restait plutôt recluse, les époux Lockhart ne sortant pour les mondanités dues à leur rang, laissant leurs enfants encore jeunes dans la maison. Pour les personnes extérieures et visiteurs, il s’agissait là d’une famille unie et heureuse.

1917. Les Etats-Unis entrèrent en guerre. Les époux Lockhart s’inquiétaient de ce conflit qui n’en finissait pas, recevant de temps à autre les nouvelles de leur famille restée en Angleterre. Certains étaient sujets aux bombardements de Londres, tandis que de vaillants soldats britanniques se battaient fièrement aux côtés des français à Verdun. Les française remportèrent la guerre en 1918, et Madame Lockhart s’empressa de partir rejoindre sa famille à Londres avec ses enfants afin de s’assurer que tout allait bien et apporter si nécessaire, son aide. De retour au pays en juin 1918, rien n’était à signaler médicalement parlant, et pourtant cette période ne semblait pas la meilleure pour un voyage en Angleterre. La grippe espagnole commençait son invasion et personne ne pouvait imaginer le nombre de victimes qu’elle ferait. Madame Lockhart avait contracté le virus sans le savoir, ramenant dans ses bagages le début d’une épidémie aux Etats-Unis. Les hypothèses semblent annoncer que le virus apparut en Amérique, un retour aux sources donc pour le microbe.
Affaiblissement des contaminés, manque d’antibiotiques, complications imprévues : L’invasion fut sans merci dans tout le domaine des Lockhart. Même les précautions prises lorsque l’on détecta l’infection demeurèrent vaines. Le virus s’était propagé dans toute la maison, infectant domestiques, parents et enfants. Savoir s’il y eut des survivants fut difficile à savoir. Elianor et Matthew furent parmi les premiers à s’en aller, après leur mère. Monsieur Lockhart figura parmi les plus résistants, mais trépassa également. Certains domestiques avaient fui le domaine, par crainte d’en mourir aussi : certains revinrent pour ne pas contaminer leur famille. Dans la ville, la rumeur de la contagion s’était propagée jusqu’aux oreilles des habitants. Personne n’osa approcher de la demeure Lockhart avant un long moment.


« Elianor, viens voir ! Papa a dit que je visais comme un chef
-J’arrive Matthew, une minute ! »

La vie avait repris son cours. Pour les esprits de la maison, la grippe espagnole ne les avait pas encore tués. Ils étaient tous vivants et en pleine santé. La vie avait pu reprendre avec les jeux, les leçons, les rires d’enfants résonnant dans toute la maison. Madame Lockhart regardait ses enfants s’amuser, inconscients. Matthew allait devenir un homme, Elianor une belle jeune femme. Ils avaient terrassé une maladie dont beaucoup avaient trépassé, mais pas eux. Au contraire, leur petite vie de famille reprenait son cours.

Monsieur Lockhart fut le premier à comprendre. De passage en ville, personne ne le reconnut. Ou plutôt personne ne le vit ou ne lui adressait le moindre regard ou ne lui parlait. Il comprit plus tard encore, en trouvant sa tombe et celles de toute sa famille au cimetière qu’il ne faisait plus partie du monde des vivants. Pour protéger sa famille, il ne voulait rien dire, garda le secret.
Le temps passa encore. Les plus âgés comprirent la tragédie quelques mois plus tard. Madame Lockhart comprit aussi. Matthew mit plus de temps mais l’adolescent finit également pas se rendre à l’évidence. Pourtant, les esprits ne voulaient pas en informer les enfants. Cette innocence et pureté de leur âme les rendait insouciants. Les voir s’amuser, inconscient de ce qui était arrivé donnait l’espoir aux plus âgés que la mort n’était en soi pas une fatalité. Elianor fut préservée de la vérité. Commença un rituel où chaque année l’anniversaire restait le même. Il arrivait que la petite fille demande souvent s’ils ne faisaient pas erreur sur son âge « Mais non j’ai douze ans maintenant ! » qu’elle disait, la mine boudeuse. Chaque année, on fêtait ses onze ans à nouveau. Si pour un adulte, le subterfuge avait été au bout d’un moment découvert, pour les enfants, ce n’était pas forcément le cas. Des derniers ont cette capacité à zapper les faits. Si une question n’a pas de réponse, il la posera aux adultes et finira par s’en contenter. Ce qui demande trop de réflexions, ils l’oublieront, à force. Si chaque année Elianor se demandait si sa famille ne se trompait pas sur son page, elle finissait par oublier. Il y avait plus important : jouer avec les enfants des domestiques, jouer avec Matthew, s’endormir dans les bras de sa maman, lire. Ça c’était important.

Les années passèrent, filèrent, se ressemblaient. Si certains esprits avaient quitté la maison, d’autres étaient venus. Des étrangers habillés bizarrement, pensait Elianor, mais plutôt gentils. La petite fille oubliait ensuite qu’ils étaient bizarres, et retournait jouer. Elle était même contente d’avoir lu tous les livres de la bibliothèque. Qu’elle était grande en plus ! Il y en avait certains dont elle n’avait pas compris grand-chose. Elianor pourrait bientôt se targuer devant son frère d’avoir tout fini ! Matthew se faisait plus absent, mais finissait toujours par revenir. Il manquait énormément à sa sœur, cependant, comme il revenait, son absence avait moins d’importance. Elle comprenait qu’il devienne grand. Son tour viendrait aussi, plus tard.

Un jour, la maison fut envahie par des fantômes, des gens étranges de l’au-delà. Elianor les vit entrer dans la maison, et elle hurla le nom de sa mère dans toutes les pièces, faisant tomber les objets et claquer les portes. Si elle ne trouva pas sa mère, les fantômes disparurent rapidement. Il était fort probable qu’ils ne reviennent pas, effrayés par les cris de la petite fille. Elianor avait cru qu’il s’agissait de fantômes, en réalité, ce n’était que des vivants venus visiter la maison abandonnée depuis des dizaines d’années. Une si belle bâtisse allait finir par tomber en ruines si personne ne la rénovait. Ce ne fut pas la première mais le début d’une série. XXIème siècle et voilà que l’on venait les embêter ! Qui étaient-ils ? Et où était Maman ? La petite fille pensa qu’elle était avec Papa en ville. Les enfants étaient toujours là pour jouer, il y avait pourtant eu des changements. Des changements très étranges. Elianor quitta donc la maison pour aller chercher sa maman en ville. Papa l’avait déjà emmenée Matthew et elle en ville, elle reconnaîtrait le chemin.
L’enfant ne reconnut rien.

Tout avait changé. Fermant et ouvrant les yeux pour faire disparaître l’illusion, elle était pourtant restée. Elianor courut alors jusque dans la maison. Cependant, il y avait les autres, les fantômes. Et pas de maman. Courant dans la grange, elle ouvrit alors le jeu de croquet et s’empara du maillet. Si l’un des autres venait à l’approcher, elle assommerait le fantôme avec. La demoiselle fut un peu plus rassurée de pouvoir se défendre de cette manière. Elle partit ensuite à la découverte de l’extérieur de la maison, persuadée de se trouver coincée dans un mauvais cauchemar.
A l’assaut de l’extérieur, elle manqua de peu une locomotive sifflante avec des roues, tout en marchant sur une route toute noire. Le soleil avait certainement brûlé les cailloux mais comment avait-il fait pour ne brûler que ceux de la route ? Il n’y avait que dans ses rêves qu’il pouvait exister des choses pareilles. Quelqu’un s’était même amusé à mettre des traits jaunes sur le chemin !
Continuant sa progression, la petite fille tenait son maillet tout en essayant de reconnaître certains éléments du décor. Hormis la forme de la voie, rien ne lui rappelait un paysage qu’elle aurait aperçu. Progressant, elle marcha trois bons kilomètres avant d’apercevoir la ville. Ses souliers lui faisaient mal mais elle progressait dans le but de trouver sa mère. Il n’y avait rien d’autre qui comptait. Qu’allait-elle faire sans sa famille à la maison, avec les autres qui la peuplaient ? Hors de question de remettre les pieds là-bas sans sa maman. Le cauchemar se poursuivait, les lieux tout aussi improbables les uns que les autres. Voulant interroger les passants et personnes l’entourant dans une rue toute grise, personne ne l’entendit, personne ne lui répondit, personne ne la vit. Un sentiment l’envahit, celui de la solitude. Si elle pouvait apercevoir autant d’étrangers vêtus bizarrement, elle semblait seule et eux dans un autre monde. Elle essaya alors de se pincer pour se réveiller avant de réfléchir au début de ce cauchemar lorsque tout avait commencé.
Quand les autres étaient arrivés.
Tout avait dérapé.
Et le rêve était réel.

Elianor pensa à la grippe espagnole où elle avait beaucoup déliré lorsqu’elle avait été contaminée. Maintenant, elle se retrouvait capturée par un cauchemar dont elle ne parvenait pas à se réveiller. Seule, dans cette ville avec tous ces gens. Des objets étranges, des vêtements étrangers, des paroles étranges. Et pas de maman, pas de présence rassurante. Seule, enfermée dans un rêve qui l’effrayait. La vérité était tellement plus simple. Elianor n’avait tout simplement pas compris, protégée dans cette bulle temporelle par cet entourage pendant presqu’un siècle.
Malgré cette protection, Elianor a peur. Elianor crie. Elianor pleure.
Et personne ne l’entend.

Devant le bâtiment à l’enseigne en forme de lion, Elianor contempla le lieu. Pas de toit sur le bâtiment, comme sur beaucoup de bâtiments. Les toits sont triangulaires, et là ils sont plats et invisibles ! Et puis, il n’y a même pas de cheminée qui est là. Les passants entraient par une porte magique : elle s’ouvrait devant eux à leur passage. Elianor ne pensait pas que cette magie fonctionnerait avec elle, aussi regardait-elle les autres le faire. Parfois, ils levaient les bras devant eux pour que la porte s’ouvre ; cette tâche n’était pas nécessaire puisque la magie opérait toujours. Elianor avait peur de la traverser. Et si la magie n’opérait plus devant elle ? Cette angoisse la laissait à l’extérieur. Son cauchemar l’empêchait de se réveiller et en plus lui interdisait l’entrée à certains endroits ! Comme les enfants semblaient heureux une peluche à la main, le sourire aux lèvres. Et leur maman était avec eux. Celle d’Elianor n’était pas là. Elle lui manquait beaucoup. Alors elle la cherchait, partout. Peut-être que son rêve avait décidé de la mettre dans un endroit où elle serait certaine de la trouver. Avec plein de jeux.

Se fondant à côté d’un homme qui entrait, Elianor se dépêcha avant que les portes magiques ne se referment. Le bâtiment était étrange, mais elle n’en avait pas peur ; la curiosité la poussait à regarder de plus près ce qu’il en était. Oh merveille ! Des jouets comme elle n’en avait jamais vu. De toutes les couleurs, de toutes les sortes, des poupées étincelles aux peluches douces. Elianor parcourut les étalonnages, ravie. Son cauchemar se montrait cette fois bien surprenant ! Gentil, sans méchanceté, sans rue toute triste de gris. Ici, c’était du rouge, du blanc, du rose, du bleu, du vert et du jaune qui s’entremêlaient. Oh des pinceaux ! Oh des bonbons ! Des manèges colorés ! Et de la magie. Elianor recula d’un pas en apercevant la grande boîte avec deux enfants dedans. Ils étaient prisonniers ? Et puis ils disparurent, et un ours apparut dans la boîte en mouvement. Et Badaboum ! Sous l’impulsion du bruit aigu, la petite fille fit un bond en arrière et hurla. En reculant, elle ne fit pas attention à la montagne de jouets élevée en pyramide qui, sous son impact à la base, s’écroula dans un badaboum plus fort encore que celui de la boîte qui bouge. Elianor s’écarta sur le côté, voyant des hommes s’affairer pour trouver le responsable. Cependant personne ne la voyait, personne ne savait qu’elle était là. Depuis qu’elle marchait dans cette ville, il n’y avait aucune personne qui remarquait son présence. Elle se sentait spectatrice des lieux, uniquement en train de regarder ce qu’il se passait et personne pour lui demander quoi que ce soit. Elle pensait que ces personnes, elle les avait inventés dans sa tête, que ce monde aussi sortait de son imagination.

En revanche pour en sortir, c’était une autre paire de manches. Alors, plutôt que de penser à cette solitude de ne pas être vue par quiconque, plutôt que de pleurer, Elianor allait continuer de rêver à ces jouets dans ce magasin dans son rêve.