ENFANCE
Le premier mai de l'an mille neuf cent quatre-vingt-cinq naissaient, roses et pétants de santé, Alexandra et son petit frère jumeau Sébastien. Cette naissance marquait, en cette journée chaude et ensoleillée, le début d'une longue et solide amitié que rien ni personne ne pouvait ébranler.

Les D'Arrency étaient tout ce qu'il y avait de plus normal comme famille. Ils habitaient une petite maison typique de la région, à savoir une habitation blanche à deux étages comportant une longue galerie à l'avant au-dessus de laquelle on avait suspendu une belle balancelle en bois. Sur le parterre, des rosiers plantés ici et là ajoutaient une touche de couleur à la devanture de la demeure. De grands arbres matures peuplaient le terrain, apportaient un air des plus majestueux à la maison. Le gazon était toujours vert, en santé, libre de mauvaises herbes. On aurait pu croire qu'une demi-douzaine de domestiques travaillaient à entretenir convenablement le tout or il n'en était rien. Chaque besogne était assidument accomplie par les quatre membres de cette famille chez qui la bonne humeur régnait, une famille qui était définitivement tissée serrée. Autant les parents -Anna et François- s'aimaient, autant Alexandra et Sébastien s'adoraient. Chez les enfants, l'un n'allait nulle part sans l'autre. Ils étaient simplement inséparables.

Petite, Alexandra adorait aller jouer près des marais. Elle et son frère grimpaient toujours avec joie dans la petite embarcation à moteur que leur père possédait. Ce dernier les conduisait à travers les bayous à la recherche de poissons et de grenouilles. Il leur arrivait aussi très souvent de tout simplement se balader en famille pour observer la beauté du paysage. Régulièrement, ils pouvaient apercevoir des alligators paresser sur les rives du cours d'eau. Alexandra se rappelait même d'en avoir vu un dans sa piscine, une fois, la journée de ses dix ans. Un événement très peu banal et plutôt rare, nul besoin de le préciser.

ADOLESCENCE
Au cours de sa jeunesse, Alexandra vit plusieurs moments marquants. À seize ans, alors qu'elle assiste au Carnaval du Mardi gras elle aperçoit une petite fille qui n'a plus de cheveux. La gamine a le teint blafard, les yeux creux et brillants barbouillés de grands cernes noirs. On devine tout de suite qu'elle est malade, qu'elle souffre possiblement d'un cancer mais malgré cela, la petite sourit et agite sa poupée, vibrant au rythme de la musique. C'est là une révélation pour Alex qui décide de faire médecine. À l'image de ses parents, elle fait le choix de travailler dans le milieu médical afin de venir en aide à son prochain mais aussi pour soigner de petits patients comme cette fillette qui essaie de profiter de la fête tout en se battant pour sa vie.

Le soir de ses dix-huit ans, Sébastien amène Alexandra à la foire annuelle du printemps. C'est la fête car un cirque ambulant a fait escale pour une semaine. Dans les manèges, tout le monde crie, hurle de joie ou de peur. Plus au fond du terrain, là où les roulottes des employés du cirque s'entassent les unes contre les autres se trouve une diseuse de bonne aventure. Indécis, les jumeaux hésitent avant d'entrer puis, après un moment, décident de tenter le coup. Après tout, il en pleut, des voyantes, à Nola. Il est toujours intéressant d'entendre ce qu'elles ont à dire. Certaines sont plutôt douées, d'autre pas. Celle-ci, avec son foulard de soie rouge sur la tête, ses grandes boucles d'oreilles dorées en forme de cercle, son chemisier blanc et sa longue jupe bourgogne à motifs bigarrés a l'air plus inquiétante que professionnelle. D'un geste de la main elle leur fait signe de s'asseoir puis, sans leur demander d'être payée, commence sa séance en frottant sa boule de cristal de ses deux mains squelettiques. Les nouvelles sont prévisibles : vous vivrez heureux et en santé dans une jolie maison entourée d'enfants. Sébastien soupire. Il est déçu même s'il s'était attendu à ce type de discourt. Au moment de payer la vieille dame, il se sauve en courant tout en criant qu'il ne paiera pas un charlatan. Alexandra hésite à partir puis finit par tendre à la vieille dame ce qui lui est dû, tout en s'excusant pour le comportement de son jumeau. La dame refuse et se met à rire telle une sorcière. En un jet, elle lâche deux atroces prédictions à Alex : la mort de ses parents dans un terrible accident puis, un an plus tard, celle de son frère. Les yeux pleins d'eau, la jeune femme quitte l'endroit en courant, la peur au ventre.

JEUNE ADULTE
Prédiction ou sortilège, Alexandra ne saura jamais. Les années passent et elle finit par oublier ce fâcheux événement jusqu'à ce, à l'âge de vingt-cinq ans, un horrible accident de voiture survienne et lui vole ses deux parents. La douleur est grande pour les jumeaux qui, seuls au monde maintenant, poursuivent avec acharnement et assiduité leurs études respectives. Six mois après le décès de leurs parents, une autre mauvaise nouvelle tombe: Sébastien, qui est souvent malade depuis la mort d'Anna et de François, reçoit un diagnostique de leucémie. Ses jours sont comptés et malgré les espoirs des médecins, son corps ne réagit pas aux traitements. Alexandra décide alors de réorienter ses études pour les diriger vers la science, vers les recherches sur le cancer, plus précisément. Elle est déterminée à trouver le remède qui guérira son frère. Malheureusement, un an jour pour jour après le décès de ses parents, Alexandra perd son frère des suites d'un dur combat.

Les années qui suivent sont extrêmement pénibles pour la jeune femme qui peine à retrouver sa joie de vivre. Si elle parait souriante et enjouée auprès de ses collègues de travail, c'est tout le contraire qui se passe dans sa tête. Pire, depuis quelques temps elle a l'impression d'être observée. Il lui est même arrivé, à plusieurs reprises, d'avoir le sentiment d'apercevoir des ombres ou des formes dans les objets qui ont une capacité de réflexion. À chaque fois, son corps se couvre de frissons. Elle sait que, selon certaines croyances, les esprits des morts peuvent refaire surface et tenter d'entrer en contact avec les vivants. Mais alors, si c'est cela, pourquoi est-ce qu'elle a peur? Si ses parents ou son frère tentent de communiquer avec elle, ne devrait-elle pas ressentir un semblant de joie plutôt que des craintes?

En soupirant, Alexandra se recula du bureau de travail devant lequel elle venait de passer les quatre dernières heures. Épuisée, elle se frotta vigoureusement la figure histoire de tenter de se réveiller quelque peu. Ses yeux brûlaient d'avoir fait trop de microscope et son dos élançait d'avoir été laissé dans la même position pendant trop de temps. Étant des plus concentrées, la jeune femme n'avait pas porté attention aux signes pourtant évidents qui lui avaient clairement indiqué qu'elle travaillait trop et qu'une pause s'imposait. Il avait fallu qu'un collègue entre et le lui fasse remarquer.

- Oui je... j'en ai encore pour une minute ou deux... vas-y, file, on se voit demain...

Elle le salua de la main puis, bâillant, se remit au boulot. Il n'était pas rare que les heures passent sans qu'elle ne s'en aperçoive. Alexandra était déterminée à trouver LE remède pour guérir le cancer, du moins celui qui avait emporté Sébastien, à savoir la leucémie, alors il était courant qu'elle sacrifie beaucoup de son temps à la recherche.

Elle était replongée dans son boulot depuis une autre heure lorsqu'elle se surprit à fermer les yeux de fatigue. Quelle heure était-il, au fait? Dix-neuf heures? Vingt heures? Un coup d'oeil rapide à sa montre lui indiqua qu'elle était loin du compte; il était dépassé minuit. Comment était-ce possible? Alexandra se releva, courbaturée. Elle rangea son poste de travail, attrapa son manteau et sortit du laboratoire. Avant de quitter le bâtiment elle fit un arrêt à la salle de bain afin de s'asperger le visage d'eau fraîche. Comme elle devait conduire pour rentrer chez elle, elle tenait à être bien éveillée pour éviter de faire un accident. Si ses parents étaient décédés en voiture, c'était justement parce qu'un homme avait décidé de prendre la route alors qu'il était fatigué. Une fois endormi, il avait évidemment perdu le contrôle de son véhicule qui lui, avait happé de plein fouet la voiture d'Anna et de François. Un violent face à face qui n'avait laissé de chance à personne.

La figure largement rafraîchie, ses esprits on ne peut plus clairs, Alexandra se glissa hors de la salle de bain de l'étage et fila en direction de l'ascenseur. Une fois à l'intérieur, elle eu la bizarre impression d'être surveillée. Nerveusement, son regard fouilla le petit espace, s'attarda à une ombre étrange sur la plaque où se trouvait tous les boutons. Avait-elle la berlue ou bien venait-elle réellement d'apercevoir du mouvement sur la surface polie du panneau de contrôle?

- Qui est là?

Elle se recula au fond de l'ascenseur, inquiète. Ce n'était pas la première fois qu'elle avait cette désagréable sensation d'être épiée. Elle était même allée consulter, une fois, une médium qui se vantait de pouvoir parler aux morts or celle-ci lui avait solidement affirmé que ni ses parents ni son frère jumeau ne tentaient de communiquer avec elle. Mais si ce n'était pas eux, qui était-ce? Était-elle victime d'hallucinations? Était-ce la fatigue qui lui faisait voir des choses qui n'étaient pas réelles? Alexandra n'en savait rien. Toutefois, ce qu'elle n'ignorait pas était que ces "apparitions" aléatoires l'inquiétaient de plus en plus.

Lorsque les portes s'ouvrirent, la jeune femme se précipita hors de l'appareil. Elle salua brièvement le gardien de nuit et s'engouffra dans la nuit. Il était tard, il était l'heure de dormir. Elle était épuisée, c'était sans doute pour cela qu'elle avait d'étranges visions. Oui, forcément... c'était cela...