1862, une date maudite. J'étais encore une jeune fille, je venais même d'avoir 20 ans. Les drapeaux confédérés étaient tombés en Mai, la ville avait été prise sans bataille et les forces du nord s'étaient installées dans les rues. En ces temps-là, on croyait encore pouvoir changer le monde avec un oui ou un non et la plupart des habitants anglophones de la cité restèrent fidèles au Sud, attendant avec impatience le retour des pères et des frères partis en guerre. Pas de bruits de canon, pas d'aciers contre l'acier, la transition avait été exemplaire. Les rares mutineries s'étaient tues, parfois même avant d'avoir commencées. On avait définitivement perdu et tout le monde connaissait à présent l'issue de la guerre. C'était donc à ça que la Nouvelle Orléans se destinait? Une ville si grande simplement condamnée à baisser la tête? Ici, dans les bayous, on avait pas tous les problèmes du Nord. La Nouvelle-Orléans s'était bâtie sur sa cosmopolité. Français, anglais, blancs, noirs, quelle était la différence? Je me suis bien rendue compte, à mort, qu'on est tous des os au final. L'âme n'est qu'une belle blague. Quoiqu'il en soit, c'est à cette période que je suis passé de l'autre côté. C'était en début Juin, une chute toute simple, je me suis même vue tomber à terre. Quand je me suis relevée, j'étais devenue spectatrice d'une bien triste scène. J'ai mis un certain temps à m'en remettre, c'était trop injuste, j'étais trop jeune, moi qui me pensais destinée à de grandes choses. Enfin bon, j'ai traversé les années, invisibles aux yeux tous, observant les vivants comme si ils étaient ces étranges animaux dont parlait les livres d'Aventure que je lisais enfant. Au tout début, je me suis cru liée à la maison dans laquelle j'avais vécu mes jeunes années, mais j'ai finalement compris que c'était bel et bien cette ville qui était maudite. J'ai déménagé à plusieurs reprise, occupant tout d'abord les vieilles baraques désertes qui jonchaient les rues de notre belle cité. Les années 1880 furent un tournant dans ma vie. C'est à ce moment là que j'ai compris que tout cela n'était pas si grave et qu'au contraire, on m'avait donné la chance de briller comme je ne l'avais jamais fait. On nous appelle les Poltergeist et le vingtième siècle fut une période en or pour nous.

Les années 20, les rues grouillent de monde et la ville n'a jamais été aussi vivante. Ma nouvelle forme m'allait comme un gant. A cette époque, les fêtes et l'excès étaient tout ce que possédait la bourgeoisie locale. Je profitais du contexte pour sortir plus souvent, jouant des tours dans les bars chics où des starlettes d'un jour tentaient de se faire un nom. La Louisiane était devenue la scène d'une spectacle insensé. J'avais quitté les demeures familiales où les soldats rentrés de la grande guerre d'Europe se morfondaient en silence. Il n'y avait plus rien à faire pour effrayer ces hommes là, ils avaient déjà vu l'enfer. Les rares esprits que je croisais s'étaient adaptés tant bien que mal à la frénésie de l'époque dans laquelle on vivait. Certains hantaient les cafés mondains, d'autres erraient dans les ruelles sombres comme des prédateurs en quête de sang neuf. Moi, je faisais tout ça à la fois. Des corps disparaissaient de temps à autres dans les cabarets mais personne ne se posait de questions, tout le monde pensait que c'était la mafia vu qu'elle avait la main mise sur le plupart des bouis-bouis et des bordels qui s'entassait dans les quartiers populaires de la ville. Il devenait de plus en plus dur d'exister en temps qu'esprit. La foule, les soirées, tout ça n'était pas fait pour moi. Je ne voulais plus me limiter aux petites frayeurs et aux coups bas, et c'est donc vers la fin de la décennie que je me décidais à me déplacer vers des quartiers plus pauvre. J'avais réussi à hanter l'esprit d'un musicien de Blues pendant quelques mois, puis la crise était arrivée. Ce fut une période creuse, les maisons s'étaient vidés et je dû reprendre mes activités d'esprit frappeur dans les bastions bourgeois qui tenaient encore debout. Je me suis retrouvée à cette époque. La bâtisse dans laquelle je me trouvais changea bien une quinzaine fois de propriétaires en moins de dix ans. Docteurs, bâtisseurs et autres banquier passèrent entre ces murs. Il y eut vite des rumeurs sur la nature diabolique du bâtiment, surtout après la mort tragique du médecin. Mais le prix était en or et les acheteurs affluaient à la moindre occasion. Ce sont les années dont j'ai le meilleur souvenir. La situation ne dura pas quand la guerre brisa à nouveaux les foyers.

Les années 60 apportèrent un réel vent de fraîcheur à ma "vie". J'avais passé les dix dernières années à traîner dans la ville, observant les quartiers se flétrir comme de vieilles fleurs à jeter. J'occupais une habitation du quartier français racheté par un entrepreneur qui voulait offrir une maison de repos à sa femme. Une famille plutôt comique, l'homme était en réalité un alcoolique invétéré et la femme au bord de la crise de nerf. Tout le monde aurait été tenté de les embêter ces deux-là. J'avais commencé par faire disparaître quelques objets et à briser les carreaux la nuit. Une fois, j'avais même enfermé la dame à l'étage, et lorsqu'elle avait raconté sa mésaventure, personne n'avait semblait la croire. Puis bien sur, j'ai fait tous les classiques, le tourne disque, le piano, le miroir... C'était assez drôle mais je sentais que quelque chose clochait, comme si je n'avais pas le contrôle. Je croisa l'autre bien assez tôt. Je partageais la maison avec un esprit frappeur, un autre Poltergeist qui avait dû voir l'occasion en or qu'offrait cette famille. L'idée d'une situation comme celle-ci ne m'était jamais venue en tête mais j'étais prête à me battre pour cette maison. Il ne m'a jamais dit son nom, seulement qu'il était là pour les mêmes raisons que moi et qu'il était prêt à faire équipe. Equipe? Il s'était tranquillement installé dans ma maison, avait volé mon jouet, et pensait pouvoir me défier?
La bataille fut longue et le chasser de la demeure me prit un certain temps. Notre présence se fit de plus en plus concrète et bientôt, la femme de l'entrepreneur fit appel à un medium. La disparition soudaine de mon Némésis me fit un choc, je me rendis compte qu'il était possible de disparaître même dans l'état dans lequel je me trouvais. Mon comportement était devenu dangereux, j'avais été aspiré dans une spirale de haine et de vengeance et je commençais sérieusement à ressembler aux autres esprits. Je dû me reprendre en main et mes apparitions se firent moins importantes jusqu'au années 80.

L'industrie des films d'horreur nous a propulsé quelque temps en tête d'affiche. Puis les gens se sont ensuite lassés. De nos jours, ils sont devenus tellement moins réceptifs à nos messages. Dire que faire tomber des tableaux et claquer les portes suffisait dans les années 90. J'arrive quelque fois à déloger des locataires, quand j'ai de la chance. Le reste du temps, j'erre de quartiers en quartiers. Ophelia, il serait vraiment temps que tu t'installes quelque part.

"T'en penses quoi toi?"

Je m'étais adressé au gros rat qui avait entrepris de ronger le parquet au coin du salon. Evidemment, la question ne lui était pas réellement destinée. Cela faisait quelques mois que je traînais dans cette vieille baraque et le vide qui y régnait était devenu insupportable. Il faut le dire, les derniers locataires n'avaient pas fait long feu. Quelques semaines seulement après leur arrivée, je m'étais occupé de leur cas définitivement. Deux ou trois apparitions seulement avaient suffit à les faire déguerpir. Malgré leur décision plus que rapide, ils avaient trouvé le temps de défigurer la maison à l'aide de meubles cheap et d'horribles couleurs acidulées. J'étais peut être un peu vieux jeu, mais je ne comprenais absolument pas ce qu'apportaient toutes ces fioritures. Il fut un temps où les gens vivaient d'un rien, quelques meubles et un vieux lit, à la limite. On ne fabriquait que l'essentiel, et à cette époque, on le faisait avec goût. De nos jours, il était apparemment impossible de vivre sans fuchsia aux alentours. Je l'admet, la technologie actuelle est plutôt impressionnante, mais avaient-ils vraiment besoin de tout ça? Peut-être le bâtiment aurait -il eu plus de succès si ils l'avaient laissé dans son état d'origine. Ce n'était même pas une supposition, quelqu'un aurait forcément apprécié le cachet old school que dégageait ce vieux tas de briques. Résultat? Cela faisait plusieurs mois que plus personnes n'avait mis les pieds dans les environs. Même les voisins étaient partis en vacances. La baraque se fanait à vue d’œil, et moi, seule au monde, je continuais à m'ennuyer.
J'avais l'habitude de déménager pourtant. C'est toujours comme ça, Je n'ai jamais aimé me retrouver seule trop longtemps dans un même bâtiment. Enfin seule avec les rats, bien sur. Je n'avais pas de quoi m'en plaindre d'ailleurs, ces rongeurs-là étaient souvent bien plus intelligents que les autres êtres vivant à qui j'avais à faire. Quoiqu'il en soit, j'avais beau lire et embêter les bêtes sauvages, je ne m'amusais pas autant qu'avec la dernière famille de froussards. Il arrive parfois qu'on se lasse de ce qui nous entoure et je me doutais bien que j'allais devoir quitter cet endroit au plus vite, même si cette pensée me faisait un petit mal au cœur. Je savais très bien ce qu'il allait advenir de tout ça. Vu le peu de succès de la maison, elle serait bientôt rachetée et transformée en un de ces cubes de béton sans âme. La première fois qu'on m'avait fait le coup, j'avais hanté le chantier pendant plusieurs mois, persuadée de pouvoir faire changer d'avis les entrepreneurs. C'était un combat vain, bien évidemment, on ne peut pas arrêter ces gens-là. La ville avait définitivement changé sous les coups de bistouris d'architectes avides et maladroits. Dans le centre comme en banlieue, ils entassaient les immeubles les uns sur les autres, ne se souciant guère d'écraser au passage quelques vieilles bâtisses centenaires. Les hommes et la folie des grandeurs... Un chemin en or semblait s'être dessiné sous leurs pieds; un jour ou l'autre, ils finiraient bien par étouffer l'âme de la Nouvelle-Orléans.

"Alors?"

J'avais balancé une balle de baseball dans la direction du gros rat. Terrifiée, la créature s'était mis à courir dans tous le sens à la recherche d'un refuge salvateur . Je ne comptais pas vraiment lui faire du mal de toute façon. Le projectile avait trouvé une cible bien plus intéressante : la petite balle blanche était à présent incrustée dans l'armoire sans forme qui obstruait la fenêtre.

"Hmm. Quitte à partir d'ici..."

Je m'étais levée, avais récupéré la balle et étais partie en direction de la chambre d'ado qui se trouvait à l'étage. C'était un véritable bazar. Le jeune homme qui avait squatté la pièce était parti en toute hâte, laissant la plupart de ses effets personnels à disposition. Quand je redescendis, j'avais une batte de baseball et une vieille radio en main. Dvorak, neuvième symphonie, quatrième mouvement. Ma première victime fut l'horrible table basse qui avait été installé devant le sofa. Un faible aura lumineux se dégageait du cube blanc sur lequel était posé une multitude de magasines immobiliers. Le briser fut un jeu d'enfant, à peine la batte s'était abattue sur la surface froide qu'une multitude de morceaux de plastiques avaient virevolté dans les airs. Je détestais particulièrement cette pièce du mobilier et le deuxième coup, plus assuré, la fendit en deux. Les meubles y passèrent tous, un à un. C'était un véritable bonheur que de briser le silence qui régnait dans cette maison. Le bruit du verre cassé et du bois sur le contre-plaqué résonnait à présent dans toutes les pièces, et même peut être au delà.
J'avais fini mon travail ici, c'était un petit cadeau pour les prochains locataires, si jamais la maison était un jour rachetée. Dans tous les cas, les destructions seraient attribuées aux jeunes du quartier. Quant à moi, je n'avais plus qu'à trouver un nouveau terrain de jeu... .