Si le propre d’un esprit était d’errer, de vagabonder, en peine ou à la recherche d’une âme à tourmenter, d’une vengeance à mettre en œuvre, Cateline s’était récemment affranchie de ces divers clichés. Si tant est que le temps exerce un poids quelconque sur un esprit échappé du monde d’en bas et de ses ténèbres enveloppantes, Cateline pouvait prétendre ne plus avoir une minute à elle. Son temps n’était pas compté comme celui des sacs de viande qu’elle passait des journées à observer dans le but de dénicher quelque faiblesse à exploiter, mais il restait précieux. Pas un seul humain n’attirait son attention par hasard, ou sans que cette attention ne porte ses fruits. Cateline ne laissait plus de place au hasard, comme elle avait pu le faire dans ses plus sombres années de dibbouk, qui étaient également ses plus jeunes années. Elle avait beau se surprendre à se remémorer les flaques de sang qui jaillissaient sur son passage, Cateline ne connaissait pour autant pas la mélancolie ou le regret. Délivrée de son enveloppe charnelle, ces états d’âme n’étaient plus que futilités. Si tout ce qu’était l’esprit tricentenaire était lié à son passé et à son vécu, Cateline ne regardait pas en arrière. Et si elle avait autrefois pu être taxée d’impulsivité, elle s’était guérie de ce travers, et passait désormais énormément de temps à mettre au point ses projets pernicieux.

Le cas de Caleigh faisait un admirable exemple de la patience, la passion et l’abjection dont était capable le dibbouk. La petite Laverne avait à peine plus de 8 ans lorsque Cateline s’était immiscée sournoisement dans sa vie. L’état d’inconscience profond dans lequel était plongée la mère de l’enfant avait attiré l’attention de l’esprit. De père en fils et de mère en fille, les ascendants du légume qu’était devenue Mme Laverne n’avait jamais cessé de faire de sa vie – ou plutôt de sa mort, un véritable enfer sur terre. Trop inexpérimentée, Cateline s’était plusieurs fois brûlée les ailes à vouloir se confronter à pareils vaudous. Tirant des leçons de ses erreurs, elle passa des décennies à éviter leur présence, ruminant silencieusement la frustration qui l’enchaînait, passant sa nervosité et sa colère sur plus faible victime, incapable de contrecarrer ses assauts. Puis l’état végétatif de l’héritière en titre de cette puissante famille vaudou était finalement devenu sa planche de salut. La faiblesse de l’humaine était si terrible, que Cateline l’avait ressentie avec une acuité sans pareille. Sa détresse avait été un phare dans l’obscurité, guidant le dibbouk vers sa vengeance prochaine. Cateline avait longuement songé à la meilleure façon d’attenter à cette agaçant famille de prêtres vaudou. Mais jamais elle n’aurait imaginé les mettre à terre selon le plan qui germa dans toute sa substance spirituelle, lorsque sa conscience toucha Caleigh. La frayeur et l’incompréhension se disputaient la suprématie de cette minuscule et chétive enveloppe charnelle. Dès l’instant où Cateline la vit, la regarda vraiment, pénétrant ses pensées sans avoir besoin même d’y être invitée, elle sentit que du destin funeste que subirait cette môme éclaterait sa victoire.

« Bonsoir ma douce. » Elle effleura les pensées de Caleigh tout en arrivant à sa hauteur. Du haut de ses 22 ans, l’héritière vaudou était devenue un brin de femme splendide. Et plus elle resplendissait, plus Cateline sentait que sa chute serait un somptueux vertige. Sa main vaporeuse glissa sur la joue de la jeune femme, qu’elle fixait d’un air tendre. Cateline ne se contentait pas de jouer, elle vivait pleinement le rôle qu’elle s’était assignée. Pour que cela ait l’air vrai, il fallait que ce soit vrai pour elle. Si elle avait bien appris une chose de son passé de catin, c’était cette leçon. « Tu ne devrais pas être dehors à cette heure, tu vas attraper froid. » Et la présence de l’esprit à ses côtés ne devait rien arranger à l’éventuelle fraicheur ressentie par l’humaine. Mais Cateline aimait assez endosser ce rôle de mère poule. Un rôle qu’elle n’avait jamais connu, et qui ne pouvait pas lui aller plus mal. Force était pourtant de constater qu’elle le jouait avec une justesse effarante. « Rentrons quelque part où il fasse bon. Et tant pis pour ceux qui te surprendront à parler toute seule ! » La mère au comble du déni et de l’imprudence, pour le bien être de sa petite fille. Cateline n’aurait pas dû se plaire autant à jouer ce rôle. Mais il ne fallait pas croire qu’elle en perdait de vue son but initial. La vengeance n’avait jamais été un plat bien chauffé. Et le dibbouk avait toute la vie de Caleigh pour la mener à sa perte. Sans chercher à contraindre physiquement la jeune femme, chose impensable, elle fixa sa pensée sur elle tout en se dirigeant vers un club à proximité. Elle jeta un bref et engageant coup d’œil en arrière, avant d'en traverser le seuil.