Ah, la vie. Comme Ebron la regrettait parfois. Sentir le saignant de la viande sur sa langue, savourer l'arôme d'un bon scotch avec les copains, se noircir les dents sur du tabac à chiquer et s'enivrer de la chaleur voluptueuse d'un corps de femme contre le sien...
Voilà bien longtemps que celui qui n'était plus qu'un corps éthérique n'avait plus connu ça. L'âpreté de l'alcool, la tendresse d'une pièce de bison, la douleur d'une carie, tout cela s'était lentement effacé de sa mémoire, jusqu'à n'être plus que des mots illustrant de vagues souvenirs réveillés au contact de la vie d'autres hommes, d'une autre époque. La sienne était définitivement révolue. Son histoire avait été oubliée, peut-être même par lui également, en partie du moins.

Que se souvenait-il de son enfance, de son passage à l'âge adulte ? C'était une période bien floue, dont il n'aurait su dire grand chose. De ce qu'il se rappelait de sa précédente existence, Ebron était un nom et un visage. Aaron Dominik Chadwick, une gueule de minet blond, toujours couvert de crasse, toujours affublé d'un regard chafouin. De ses sourires où perçait toujours un soupçon de raillerie, il faisait se pâmer les dames et enrager ses adversaires. C'est en tout cas ce qu'il vous répèterait si vous lui posiez la question. La vérité ? Qui pourrait le dire, de toute façon ? Cela faisait déjà belles lurettes que son corps avait servi d'apéritif aux asticots. Sa mémoire, Ebron pouvait bien en faire ce qu'il voulait.

Il y avait pourtant des choses dont l'esprit frappeur se souvenait clairement. Les grandes chevauchées dans l'Ouest sauvage, le nez raflant toute la poussière de ces étendues de déserts et de rocailles, les éclats de rire après avoir titillé le bison et fuit au triple galop pour échapper à leur colère, lui et sa bande de contrebandiers, de voleurs, de parieurs, bref, sa troupe de voyous qui avaient tous, certainement, suivi son chemin dans la mort avant d'atteindre les trente ans. Pendus ou une balle dans le buffet, qu'en savait-il. Il ne voulait pas penser à leur mort – ni à la sienne d'ailleurs – quand il pensait à ce qu'il avait été. Il se rappelait plutôt sa petite maison crasseuse donc le sous-sol sentait tout le temps le souffre et le phosphore, qui remontait parfois jusqu'au rez-de-chaussée. Des blagues faussement dupes de leur entourage sur la passion de sa mère pour la cuisine à l'aïl, de ces mêmes gens qui, quand lui ou les hommes de son père faisaient le tour du bourg avec son chariot chargé de mort aux rats, lui glissaient dans la paume quelques dollars en échange des allumettes que son père et lui fabriquaient dans une relative discrétion.

Relative était le mot. Déjà, parce que tout le monde, shérif compris, était au courant d'une affaire qui se perpétrait depuis plusieurs génération déjà. Leur contrebande était d'utilité publique, il fallait dire, avec ces merdailles d'allumettes qu'on faisait venir de la grande ville, et qui se cassaient plus souvent qu'elles ne s'allumaient. En échange d'un petit pourcentage sur les ventes et d'une certaine « tenue », les Chadwick père et fils pouvaient continuer leur marché sans être ennuyés par les représentants de l'ordre. Un marché que, bien vite, l'ambitieux Aaron étendit à la contrebande d'alcool, après s'être lié d'amitié à un distillateur qui avait récemment perdu son emploi.
Combiner les deux, dans une même pièce n'était cependant pas l'idée la plus brillante que les Chadwick avaient eu. Le dosage du phosphore pour la conception des allumettes était un art minutieux, qui n'admettait pas le caprice d'une inattention. Le dosage exact était transmis de génération en génération, mais on avait sûrement oublié de recommander également à Dominik Chadwick de ne pas mélanger dégustation de bourbon fraîchement distillé et travail.

L'addiction aux jeux de cartes du fils lui avait certainement sauvé la vie, au moins provisoirement. Car, tandis qu'il rentrait ivre et fauché d'une énième partie au saloon, Aaron se vit léguer, dans un feu d'artifice impressionnant, l'héritage familial.
Voilà comment le jeune homme avait perdu père, mère, sœur et économies, comment sa troupe de vauriens étaient devenus ses frères, jusqu'à ce que le jeu, l'alcool et les femmes finissent par leur attirer autant d'ennuis que de profits. Et puis il y avait eu cette Jessy, qu'il avait fait rire, qu'il avait charmé avec de belles paroles, et finit de convaincre en noyant sa pudeur dans ce tors-boyaux qu'il distillait encore. Jessy pour qui il avait joué jusqu'à sa chemise dans l'espoir de gagner plus d'argent et l'impressionner encore davantage, sans remarquer que pendant que ses poches se vidaient, le ventre de la belle, lui, s'arrondissait.

Ah, la vie. La douleur, la lente agonie dans la poussière. Les souvenirs qui s'échappent, des milliers de pièces de puzzle s'évadant de sa tête au même titre que son sang s'échappant de son flanc. Il avait remporté une somme telle d'un pari, ce jour-là, qu'il avait choisi de le placer à la banque pour enfin mieux vivre, pourvu de quelques sécurités financières. Pile au moment où ce foutu Amos avait décidé de braquer cette banque, et de lui en coller une dans les tripes au passage. Faire preuve de sérieux ne l'avait jamais réussi. Tout ça pour une femme, à qui il aurait aimé plaire un peu plus.

Aaron n'eut pas vraiment le temps de comprendre ce terrible état de fait : il était bien et définitivement mort. Il n'eut pas, non plus, le temps de bien comprendre dans quel galère cette liquidation imprévue l'avait fichu. Ebron n'avait même pas vraiment eut le temps nécessaire pour comprendre dans quel lieu – si l'on pouvait parler de lieu – il se trouvait. L'atmosphère lugubre, qui l'avait un peu chamboulé à son arrivée, avait juste eu le temps de devenir une mélopée ordinaire et, à la tête d'enterrement que faisaient certains gus qu'il avait croisé dans ses pérégrinations, son temps dans cette caverne noire n'avait pas été si long. Un temps qu'il avait consacré à fureter dans tous les coins, du moins, autant que cela pouvait s'envisager dans ce long couloir sordide. Jusqu'à ce jour où, finalement, on le relâcha avec d'autres. À moins que ce fut cette brèche dans laquelle il s'était engouffré, qui l'avait ramené dans le monde déjà si lointain des vivants. Ebron n'avait guère pensé à mal en suivant ces trois autres macchabées qui s'étaient précipités vers ce trou dans la roche. Il avait été curieux, et sa curiosité avait été plus que satisfaite. Il s'était retrouvé, de nouveau, parmi les hommes.
Le paysage, les mœurs, la mode, tout cela était bien différent de ce qu'il avait connu dans sa vie précédente, mais il était de nouveau libre d'aller et venir où bon lui semblait, de se divertir et de profiter de capacités qu'un corps matériel n'aurait jamais pu permettre. Dans cette terre bariolée
qu'était la Nouvelle-Orléans, Ebron avait vu les âges se succéder, le monde changer, inconscients des fantômes qui se terraient, de plus en plus nombreux. La Nouvelle-Orléans était devenue sa nouvelle aire de jeux, que seule la guerre de Belaam et des spirites venait gâcher.

Flottant paresseusement à hauteur de la fenêtre, entre les deux rideaux bercé par la bise nocturne, Ebron écoutait avec un inlassable amusement les pieuses psalmodies d'Amanda. Chaque soir, la jeune femme se pliait au même rituel et presque chaque soir depuis qu'il avait décidé de la posséder, le poltergeist se tenait là, derrière elle.
Parfois, il s'amusait à ne matérialiser qu'un souffle sur sa nuque, pour la faire frissonner. Mais le plus souvent, l'esprit s'amusait bien plus. Un soir, il était presque parvenu à la priver de sa prière en s'inspirant de la flamme de la bougie devant laquelle elle s'apprêtait à prier pour enflammer les rideaux. Comme à chaque fois, la croyante avait mis cela sur le compte d'autre chose que sa présence. La bougie aura été mal fixée à son chandelier et aurait roulé jusqu'au tissu. Bah voyons, en voilà une explication bien plus vraisemblable qu'une hantise ! Obstinée, cette petite l'était, assurément ! Elle trouvait toujours le moyen d'expliquer rationnellement ses manifestations, de les ignorer ou, quand elles ne l'effrayaient pas assez, de voir en elles cet Elijah, qu'elle appelait si souvent… Et le pire, c'était que celui-là était fichu de se ramener pour de vrai, obligeant, dans ces moments là, Ebron à s'esquiver. Car, si l'esprit du frère devinait les ambitions d'Ebron, la possession se corserait un peu plus, ce dont il n'y avait nul besoin.
La peur, l'agacement, l'inquiétude… Tous les sentiments qu'avait pu lui inspirer l'esprit frappeur n'avaient servi à rien. Amanda résistait et haut la main à toutes ses tentatives. Ah ! Ebron n'en désirait que davantage ce corps. C'était un défi d'autant plus amusant qu'il n'était pas le seul sur le projet.

Les murmures de la croyante arrivaient bientôt à la leur fin. Ce soir, Ebron n'avait trouvé aucune facétie susceptible de perturber les appels de la vivante à un Dieu qui n'existait manifestement pas. C'était vraiment drôle de voir à quel poins ces humains se croyaient protégés par la prière, comme si le père Noël allait descendre du ciel rien que pour eux afin de les entraîner vers un monde où ils ne risqueraient plus le moindre mal.
Il s'approcha, passant près d'elle sans chercher à la surprendre. Il aimait souvent s'essayer à la toucher, ou à tirer sur l'un de ses vêtements quand il se trouvait près d'elle, mais ses tactiques n'avaient jamais rien donné de très concluant. Ce qu'elle pouvait lui causer, comme soucis ! Comment pouvait-il l'atteindre enfin alors qu'elle ne daignait pas se préoccuper de lui ? Songeur, l'esprit joua machinalement avec la flamme de la bougie, tandis qu'Amanda rouvrait les yeux sur un « Amen ». Un sourire, discret mais bien là, ourla ses lèvres alors qu'elle observait la danse de la flamme.
« Bonne nuit, grand frère. » prononça-t-elle.
C'était l'inspiration qu'il manquait à Ebron. Un sentiment d'excitation impatiente l'envahit à l'idée qu'elle venait de lui déposer toute prête et, étouffant de son énergie la flammèche, il éteignit la bougie juste avant que sa proie ne la souffle. Un rire léger sortit de la gorge de la jeune femme, tandis qu'elle se relevait et allait vers son lit. Cette fois, il parviendrait à la piéger, la petite, foi d'Ebron !

Tandis que la lumière de la chambre s'éteignait, Ebron quitta la pièce. Pour ce soir, il laissait Amanda à son sommeil. Il lui faudrait prendre son mal en patience et, surtout, veiller à ce que la petite nouvelle ne vienne pas tout gâcher avec ses tentatives maladroites de lui rafler le corps d'Amanda. C'était que la jeune poltergeist était fermement décidée à investir une enveloppe qui lui était déjà réservée, et elle croyait à ses chances, la drôle !
Traversant au hasard les rues d'Olan, Ebron se demanda ce qu'un jeune esprit aussi fragile que Deborah pourrait bien faire, une fois en possession d'un corps. Pourrait-elle même le contrôler véritablement ? Et, surtout, que ferait-elle si la malchance voulait qu'elle se fasse repérer par les sbires de Belaam ? Ebron s'interrogeait autant pour lui que pour elle, et cela affadissait un peu ce désir brûlant, qu'il se pensait proche d'atteindre. Il ignorait s'il pourrait se cacher longtemps, en prenant Amanda. Belaam avait quasiment des yeux partout et si quelque chose parvenait à inquiéter véritablement l'esprit frappeur, c'était bien l'idée de se trouver face au dibbouk.