« Comment tu peux écouter des conneries pareilles en opinant comme une conne ? Sans déconner, un psy comme ça, j'en ferai un tous les matins si j'avais encore un sphincter. Avec sa gueule d'abruti, étonnant qu'il ne se soit pas encore pris un pain par un de ses clients. Moi à mon époque, on l'aurait buté, une balle dans le citron. Avec tout ce qu'il a sur les os, ça aurait fait bien à bouffer pour les cochons... »
Une heure déjà qu'Ebron monologuait sur le même rythme, s'interrompant seulement pour changer de place les dossiers du psychiatre dès que celui-ci détournait son attention de ses stupides notes, et une autre pour s'emparer un instant du sac à main de Jill, dans laquelle il en avait profité pour fourrer une des pages quelques peu compromettantes des feuillets sur lesquels écrivait ce soit-disant médecin.
Tu parles d'un médecin, toi. Comment pouvait-il se braquer dans un scepticisme pareil en pleine Nouvelle-Orléans ? Comment pouvait-il voir la descendante du poltergeist comme une pauvre d'esprit perturbée avec tout ce qui se produisait à l'extérieur de son cabinet minable ? Ce type lui sortait par tous les corps éthériques. Et Jill l'énervait d'autant plus à se rendre chez lui et l'écouter déblatérer ses conneries sans moufter. Raison pour laquelle, malgré l'énervement palpable de la jeune femme, Aaron ne tarda pas à la suivre quand la séance de torture psychologique s'acheva. Cependant, par jeu, le poltergeist prit le temps d'ouvrir et refermer la porte du cabinet dans un claquement sec, avant de rejoindre la presque Chadwick au pied de l'hôpital.
La donzelle s'était allumé une cigarette et Ebron la regarda avaler une gorgée de fumée grise avec envie. Les petits plaisirs de la vie d'un mortel lui manquaient, le tabac et l'odeur de soufre sur les doigts tout particulièrement. Soufre des allumettes qu'il concevait pour la contrebande de son paternel, soufre d'une balle tirée dans le genou d'un emmerdeur ou dans la tête d'un lapin qu'on servait ensuite au souper. Mais le tabac... Ah, le tabac, chiqué, fumé, qui noircissait les dents et éraillait la voix, avec une lampée de bourbon et une bonne partie de cartes ! Ce geste anodin de fumer signifiait si peu et tant à la fois, surtout venant de celle qui était la dernière connue à porter n'était-ce qu'une larme du sang Chadwick. Ce sang même qui avait cessé depuis plus d'un siècle déjà de se répandre sur la place de la banque où Aaron avait trouvé une mort lente et éprouvante. Si la poussière avait avalé les quelques litres d'hémoglobine que contenait son corps, la contingence ne s'était pas tout à fait débarrassée des Chadwick. Car Aaron, sans le savoir alors, avait planté dans le ventre de Jessy une pousse qui avait grandit et proliféré, jusqu'à la brunette à l'air pincé qui amusait tant son ancêtre.
« Fous moi la paix, bordel. Dégage ! »
Un ricanement ponctua presque aussitôt l'invective de Jill. Eh bien, s'en était des façons de parler à son grand-papi ! Bien sûr, la jeunette n'avait aucune idée de qui avait décidé de la hanter, et Aaron n'était pas tout à fait décidé à se révéler complètement à elle. Il fallait lui laisser le temps de venir à bout de nerfs, et pourquoi pas de se laisser, ensuite, intriguer. Deux activités qu'Aaron avait appris, en presque un siècle et demi, à maîtriser.
Plutôt que de répondre, le poltergeist se contenta de s'éloigner, davantage par leurre que par réelle envie d'épargner la lourdeur de son énergie à l'ancienne internée. Cependant, malgré les pâles lueurs du jour, la silhouette noire d'un homme pourvu d'un chapeau passa à quelques mètres de Jill, ne se laissant apercevoir qu'une fraction de seconde.
« Ton psy a crié comme une femme quand la porte s'est ouverte et fermée toute seule. Je pourrais le rendre fou, tu sais ? Ça lui ferait les pompes de se retrouver là où ils t'ont enfermée, tu penses pas ? »
De nouveau, l'esprit s'approcha de Jill, observant avec un soupçon de malaise la croix qu'elle portait autour du cou, et qu'elle triturait nerveusement. Heureusement, elle était minuscule, quasiment inoffensive pour le vieux poltergeist. Il ne pouvait seulement pas toucher la donzelle, risquant, il s'en doutait, d'en éprouver de la douleur. Rien, cependant, qui ne pourrait le repousser vraiment. Rien qui ne l'empêcha non plus de tirer sur le sac que la jeune femme portait à l'épaule, cette fois non pour l'énerver, mais pour attirer son attention vers celui-ci.
« Regarde dans ton sac. »