Esclave. Un mot, un seul, qui résume vingt-quatre années de vie. Esclave, fille d'esclaves, qui donnera naissance à des esclaves. Enfance passée à apprendre à obéir aux ordres et à servir de compagne de jeu au jeune maître, de sorte à ce que chacun apprenne sa place et son rôle. Adolescence passée à obéir aux ordres, et à se faire punir pour sa curiosité dévorante. Âge adulte, le peu qu'elle en a vécu, de même. Et puis l'hiver froid, le rhume négligé qui a empiré. La mort.

C'est là que tout a commencé. Dans le Tunnel. La curiosité a pris le dessus, comme d'habitude, repoussant même le choc d'être morte. Reinette est passée par une faille, comme ça, par mégarde. Avant même d'être jugée. Mais elle a été exorcisée tout aussi vite. Essayer de posséder la fille d'un exorciste n'est apparemment pas une bonne idée. Elle le saura.

Cette fois, Reinette est allée au bout du Tunnel. Elle est entrée dans le Pass, a bu une boisson au goût infâme, et s'est mise à chercher une nouvelle faille. Deux ans passés sur Terre après sa mort ne lui ont pas suffi. Maintenant qu'elle sait qu'elle peut sortir d'ici, de cet endroit où l'on semble s'attendre à ce qu'elle attende bien sagement son tour, elle compte recommencer. Encore. Et encore. Et encore. Parfois elle résiste de posséder, parfois elle possède. Parfois (souvent) elle se fait exorciser, et s'en amuse autant qu'elle s'en irrite. Elle observe la manière dont le monde change, rit, apprend. Elle se détache lentement des normes humaines, développe une haine de plus en plus marquée envers quiconque lui donne des ordres. Elle gagne en puissance, apprend à se matérialiser, à jouer avec les éléments. Elle aime particulièrement l'air et le feu. Faire siffler l'air dans une pièce pour faire bondir quelqu'un, éteindre des bougies... C'est peu, et c'est difficile, mais son contrôle grandit, et elle s'amuse des réactions des humains. Un siècle est passé depuis sa mort; Reinette possède un sorcier, et comprend par la même occasion que la magie existe bel et bien. Il était temps. Comme toujours, elle est curieuse. Et puis, elle comprend que cette magie peut l'empêcher d'accéder à ses endroits favoris. Elle enrage. Pousse son hôte à commettre un carnage. Et se fait exorciser, comme d'habitude. Elle connaît la rengaine.

Elle traverse le Tunnel, et se fait juger, cette fois. La sentence tombe; Tartare, zone des hérétiques. Elle n'a commis qu'un carnage; apparemment, s'obstiner à désobéir aux ordres de son maître de son vivant et constamment retourner parmi les vivants de son gisant suffisent à la qualifier comme "résistante à la vertu". Elle a une réduction de peine, puisque c'est son premier jugement. Le Monde d'en Bas au lieu des Geôles. Elle rit. Brièvement. Ensuite, elle souffre. Pendant cent cinquante trois ans.

Et puis, Belaam. Un serviteur, qui lui propose liberté contre loyauté. Qui lui ment à pleines dents. Des mauvais mensonges, à travers lesquels il est facile de voir. Le déclic se fait, et la douleur passe au second plan. Repartir vient en premier. Anéantir le menteur vient en second. Ne pas se faire exorciser de nouveau vient en troisième. Ni les Limbes, ni les Geôles ne sont attrayantes. Et elle ne sera pas éternellement chanceuse.

Cette fois, elle ruse. Elle possède des personnes âgées lorsque vraiment le besoin de posséder se fait trop fort, et fait profil bas. Elle erre, immatérielle, lorsqu'elle est sans hôte. Elle se déplace avec prudence, laisse les années filer, jusqu'au moment où elle se retrouve à la Nouvelle-Orléans. Elle est morte depuis deux cents quatre-vingts deux ans.

Et elle jure vengeance. Elle jure de ne jamais être jugée de nouveau. Et elle rit.

La lune est haut placée dans le ciel, faible croissant à la lueur aussi exsangue que le corps tombé au sol avec un bruit sourd qui fait écho au pit-pat-pit de la pluie qui chante en tombant sur le pavé et danse en se mêlant aux rigoles baignées de rouge qui trouvent leur origine dans la gorge déchiquetée de la jeune femme. Dans la ruelle, un rire léger résonne, comme si quelqu'un venait d'assister à un spectacle particulièrement distrayant. Une main brune caresse les cheveux du cadavre, les repoussant délicatement du visage pâle figé dans une expression de douleur et de terreur avant de se balader le long des courbes roides, jusqu'à la poche bombée par un téléphone portable. Les secours sont appelés, le portable tombe au sol, désormais inutile. Il a rempli sa tâche.

Personne n'est sur la scène lorsque les secours arrivent, et pourtant quelqu'un est là. Invisible au commun des mortels, la main brune suit sa victime dans le véhicule dirigé vers la morgue et écoute attentivement ce que racontent les humains. Leurs théories sont amusantes, la manière dont ils luttent contre l'envie d'être malades est distrayante. N'ont-ils donc jamais vu quelqu'un se faire arracher la gorge à pleines dents ? Apparemment, non. C'est regrettable. Ce doit être la faute de ces pistolets et autres armes à feu; ils ont dépersonnalisé le meurtre, rendu la mort distante. C'est à croire que les humains pensent la mort aussi temporaire que dans leurs jeux vidéos. Ce n'est pas le cas. Il y a juste quelques insectes qui permettent de s'échapper. Il y a juste les gens assez débrouillards pour profiter des failles.

Les lumières de la morgue s'éteignent une à une, et lentement une forme apparaît, directement dans le casier de sa victime. Mains brunes, bras déliés, épaules et cou élancés, long buste, jambes de sprinteuse, visage encerclé par d'épais cheveux bruns et souples qui dégringolent autour de la forme féminine et se perdent dans la gorge autrefois gracile étendue sous eux. Les paupières se soulèvent lentement, paresseusement, révélant les yeux noirs à l'éclat malicieux et les lèvres rouges s'étirent en un sourire ravi qui révèlent de petites dents affûtées teintées de rouge. Une langue rose glisse sur elles en prenant son temps, savourant chaque gouttelette recueillie avant que la nuque ne s'incline, rapprochant la bouche maintenue solide par un simple acte de volonté de la bouche rendue rigide par la mort et les petites dents blanches et tranchantes.

"Si jamais tu revois ton cher Belaam, sois gentille et embrasse-le de ma part. Je lui transmets toute ma haine."

Dans l'obscurité du casier de métal, les yeux errent le long des traits du cadavre, rapidement rejoints par les mains brunes et les lèvres rouges, savourant la roideur du cadavre et le goût étrange de la chair délaissée de toute âme. La sorcière était superbe, jusque dans la mort, plus encore maintenant qu'elle était morte. Avec un peu de chance, elle reviendrait servir Belaam sous forme d'esprit, et elle disposerait alors d'un magnifique jouet qu'il serait difficile d'abîmer, à défaut de pouvoir la posséder comme elle l'avait initialement prévu. Les lèvres s'écartent, les dent rejoignent l'exploration du cadavre tandis que les jambes de l'esprit perdent lentement leur cohésion. Ce n'est pas de la nécrophilie si elle est elle aussi morte. Juste une esprit qui s'ennuie et profite d'un corps délectable dont elle peut encore entendre les cris noyés dans le sang, dont elle peut encore sentir la peur, dont elle a bu le fluide salé-métallique porteur de vie.

Un dernier baiser et Reinette se dématérialise tandis que la lumière se rallume dans la morgue. Lentement, elle sort du casier, invisible et pourtant visible aux yeux du médium qui la fixe. Une main brune se lève, s'agite en un salut excité tandis que la poltergeist se rapproche en sautillant du médium de l'Association.

"Elle est morte. Elle était pour Belaam, donc je l'ai tué. C'est dommage, mais c'est sa faute. Elle n'avait qu'à être intelligente en plus d'être belle."

Un saut gracile en arrière et Reinette se perche sur une table d'autopsie, tête penchée sur le côté, sourire aux lèvres, jambes s'agitant dans les airs. Elle attend la réponse du médium, engrange chaque détail de sa réaction. Elle est presque calme. Elle attend, et elle ne s'ennuie pas.

Les atermoiements de l'Association sont si amusants...