Rien ne prédisposait Gabriel à devenir exorciste. La famille Holdrun ressemblait au stéréotype qu'on pourrait se faire d'une famille britannique. Stricte. Fervent catholique. L'heure du thé était presque une heure sacrée, une espèce de bulle de tranquillité les coupant des problèmes de la journée. Autrefois issus d'un milieu aisé, ces parents avaient tout perdu durant la guerre, mais le maître-mot était : ne rien laisser paraître.

La famille se basait sur un équilibre simple : son père se tuait au travail (tous les petits boulots possibles du moment qu'ils étaient suffisamment loin pour qu'on ne le reconnaisse pas) tandis que sa mère s'occupait de préserver les apparences. Cela ne les préservait pas des ragots, toutefois des rumeurs prétendant qu'Arthur Holdrun trompait sa femme valait mieux que celles sur le fait que les comptes en banque étaient vides.

Son destin semblait tout tracé. Faire des études, les moins onéreuses possibles, pour prendre le relais paternel dès que possible. Gabriel était un écolier studieux, du genre rat de bibliothèque qui n'avait des amis que lorsque les examens de fin d'année approchaient. Il s'en moquait. L'important était de résoudre une énigme : comment trouver un métier assez prestigieux pour maintenir la réputation familiale tout en n'endettant pas ces parents ? Finalement, il ne trouva jamais la réponse, car, à ces dix ans, l'équilibre de la famille s'écroula avec la mort de son père.

C'est ainsi que commença la lente descente en enfer de sa mère. Spectacle dont il ne pouvait être que le témoin impuissant. Arthur Holdrun avait été le pilier de la famille et maintenant ces membres restant se retrouvaient sans repère. À l'époque, Gabriel avait naïvement été rassuré que sa mère ne tombe pas dans l'alcool à cause du chagrin. Hélas, il aurait peut-être mieux valu, car, à la place, elle entra en contact avec les mauvaises personnes.

Trop occupé à déchargé un maximum les épaules de sa mère dans les tâches quotidiennes, il ne s'était pas inquiété de ces inconnus qui multipliaient leur visite. Comme il admirait son père, Gabriel n'avait jamais prêté attention aux amis de sa mère. Peut-être n'était-ce que de vieille connaissance qui venait apporter leur soutient pour le deuil. Ce n'est que plus tard, alors que les maigres économies familiales partaient en fumée, qu'il comprit la vraie nature des visiteurs : des médiums.

Pire : des arnaqueurs, des vautours profitant du malheur des gens. Savoir la vérité ne fut d'aucune aide pour arranger les choses. Quel poids avait les avertissements d'un enfant dans ce monde d'adulte ? Ce petit manège dura des années. Sa mère était devenue dévouée à ces faux-médiums lui faisant croire que son défunt mari était encore parmi eux. Il ne fallut pas longtemps pour que la pauvre victime devînt totalement dépendante des douces paroles de ces vauriens.

Ils ressemblaient à des vautours s'acharnant sur une carcasse, volant le moindre sous, saignant leur victime jusqu'à l'os. Étant le seul élément rebelle de la maison, il fut envoyé en internat, mais ne tarda pas à prendre son indépendance à sa majorité. Il était loin, le doux rêve de poursuivre ces études. Sa priorité désormais, sa seule raison de vivre, était de ne plus jamais assister impuissant à ce genre de manigance.

Comme son père, Gabriel se jetait sur tous les petits boulots possibles. La différence est qu'ensuite, il consacrait tout son temps libre à rassembler une documentation impressionnante sur le même sujet : démystifier l'occulte. Au début, il envoyait de l'argent à sa pauvre mère avant de s'apercevoir que le moindre don ne tombait pas dans sa poche, mais dans celle des voraces qui constituaient toujours son entourage.

Un jour, le démystificateur en herbe qu'il était se croyait assez fort pour rentrer chez lui. Il était grand temps de quitter la théorie pour l'illustrer par la pratique grâce à ces nouvelles armes durement acquises. Sur place, Gabriel ne trouva qu'une maison proche de l'abandon et une mère méconnaissable. Les rapaces avaient abandonné leur victime dès que le dernier penny avait atterri dans leurs poches. Malgré tout ses efforts, il ne réussit pas à faire remonter la pente à sa mère qui se laissa dépérir jusqu'à la triste et inévitable fin. Sur cette tombe, tel le corbeau d'Edgar Allan Poe, Gabriel se fit une promesse : jamais plus. Jamais plus il ne se retrouva spectateur d'un tel drame.

À partir de cet instant, il consacra sa vie à rationaliser le surnaturel et démasquer les imposteurs. Gabriel aiguisa ses connaissances au fur et à mesure que les années passèrent. Sa croisade semblait sans fin, il y avait sans arrêt de nouvelle technique à démanteler, de nouvelle technologie que ces arnaqueurs tordaient à leur avantage. Il voyageait aussi beaucoup. Chaque nouvelle destination lui demandait un temps d'adaptation, un arnaqueur anglais n'utilisera pas les mêmes ruses qu'un Français, par exemple. Avec le temps, il gagna assez de réputation pour qu'on lui demande des conférences sur le sujet. Il côtoyait d'autres experts. Enfin, il avait l'impression d'être à sa place, d'avoir trouvé sa voie. Une impression qui renforçait sa détermination dans sa lutte. Il y avait peu de place pour le sentimental dans cette lutte sans fin. Sa dernière romance datait de peu de temps avant la mort de sa mère.

Gabriel avait parcouru le monde, pourtant Canterbury restait pour lui un endroit où il refusait d'y retourner. Même après avoir réussi à accumuler assez de preuve pour faire enfermer les responsables de la mort de sa mère pour escroqueries, la culpabilité ne voulait pas disparaître.

Sa réputation grandissait. Approchant de la quarantaine, Gabriel commençait à devoir faire face à des cas de plus en plus difficiles. Dans certains cas, il était incapable de voir les preuves d'un canular. À croire que certaines séances de spiritisme étaient vraies ! Ridicule ! Parfois, il devait pourtant s'avouer vaincu, bien qu'il se montrât extrêmement têtu sur ces affaires irrésolues, continuant d'y travailler même des années plus tard.

Alors que les cas complexes augmentaient, Gabriel commençait à ressentir une impression étrange sur certaines affaires. Comme une impression de frisson glacée dans le long de la nuque. Bizarrement, c'était durant les affaires où il avait du mal à trouver les trucs du mauvais tour dont il était témoin. Lorsqu'il évoqua cette sensation auprès de ces confrères, on le taquina en disant "Tu ne vas pas commencer à y croire ?" Suite à çà, il n'évoqua plus ce sujet même alors que cette impression devenait de plus en plus forte.

Ces cas irrésolus avaient un autre point commun. Sur certaines de ces affaires, Gabriel remarquait toujours la présence du même prêtre qui semblait lui aussi chercher des indices. Cette présence répétée sur les cas insolubles, sa culpabilité qui augmentait à chaque échec ajouté à la sensation de froid dans sa nuque qui ne faisait qu'empirer fit qu'un jour, à bout de nerfs, il prit le prêtre en aparté (un peu trop durement) pour savoir le fin mot de cette histoire. Le vieil homme se présenta sous le nom de Père Matthieu avant de déclarer ensuite qu'il était exorciste. Devant cette nouvelle Gabriel rigola en lâchant sa prise sur le col du religieux. Même quand le prêtre lui proposa de l'assister sur cette affaire qui posait tant de problèmes au démystificateur, l'anglais pensait assister à une nouvelle comédie un peu mieux ficelée que les autres subterfuges qu'il avait rencontrés depuis qu'il avait commencé ce métier.

Voir le Père Matthieu à l'œuvre ébranla toutes ces convictions. Son esprit cartésien ne pouvait plus nier l'évidence qui s'imposa à lui durant la démonstration à laquelle il assista. Les fantômes existaient. Tous ceux qui se prétendaient médiums n'étaient pas que des arnaqueurs. Gabriel ne se voyait pas continuer après avoir entrevu cette vérité. Cependant, il était toujours déterminé à se rendre utile, lié par la promesse qu'il avait faite sur la tombe de sa mère. C'est ainsi qu'il supplia le prêtre de le prendre comme apprenti.

Suite à ce revirement, il devint un paria parmi les siens. Ces confrères estimaient que Gabriel leur avait tourné le dos. Cela fut un coup dur, car ces collègues étaient se qui ressemblaient le plus à une famille pour lui. Pourtant, l'apprenti exorciste tenu bon. Qu'importe ce qu'on pensait de lui, le plus important était d'aider les autres. Puisque l'occulte existait, il ne pouvait plus l'ignorer et avait besoin de nouvelles armes, de développer d'autres talents.

Durant les quatre années qui suivirent, Gabriel se montra un élève studieux, attentif et persévérant. Il était très difficile de ne pas avoir recours à ces anciens réflexes de démystificateur, d'accepter d'avoir affaire à du surnaturel. À mesure qu'il continuait sa voie en tant qu'apprenti exorciste, il perdait tout crédit dans son ancienne profession. De nouveau, il devait partir de zéro pour découvrir un monde inconnu. Plusieurs fois, son mentor crut qu'il renoncerait et pourtant, Gabriel tenait bon à chaque fois.

Malgré la rudesse de ce nouvel apprentissage, il ne pouvait s'empêcher de voir les fantômes comme des victimes, prisonniers de ce monde, incapable de trouver la voie qui les conduirait au repos éternel. C'est à cause de ce jugement naïf que l'accent arriva lors de ce qui devait être sa dernière année en tant qu'apprenti. L'accident est un sujet tabou, lui-même n'arrivait plus à se souvenir clairement de ce qui s'était passé. Une chose était certaine : le Père Matthieu était mort par sa faute. Il avait sous-estimé l'esprit et, à cause de lui, celui qui était devenu un ami avec les années avait trouvé la mort.

Cette négligence constitua son plus grand regret avec celui ( plus lointain, mais toujours aussi vif) du décès de sa mère. Gabriel refusa de chercher un autre mentor. Décidant de poursuivre sa formation en autodidacte, il adopta une attitude solitaire, continuant de voyager et de résoudre 'dans son coin' les cas à sa portée. Cela tombait bien, car des événements comme l'accident avec le Père Matthieu circulaient vite dans le milieu, ce qui lui colla la réputation d'être un allié d'une efficacité discutable.

Démystificateur et exorciste, pendant plus de dix ans, Gabriel usa des deux cordes de son arc jusqu'à qu'il entendit parler de meurtre de plusieurs membres de la communauté Vaudou à la Nouvelle-Orléans. Pourtant, il fallut attendre le mois de Septembre pour qu'il pose les pieds sur cette terre troublée. Sans doute à cause de sa réticence de devoir joindre ses forces à des collègues qui désireraient certainement se passer de son aide.

Deux conclusions s'imposèrent très rapidement à lui : Il n'était clairement pas de taille. Cependant, il n'était pas un lâche, surtout quand il était évident que la plus infime aide était la bienvenue. Après plusieurs mois à lutter contre les forces de Belaam sans résultat, Gabriel a le sentiment qu'il s'agit là de son dernier combat. Pourtant, s'il pouvait contribuer à sauver ne serait-ce qu'une seule âme de cette ville, alors risquer sa vie en vaudra la peine.

Un cri déchira la tranquillité de la nuit. On criait son nom. Il vit ses mains tremblées, tenté de consolider les failles du cercle de sel. Trop tard. Du sang. Beaucoup. Partout. Et dans le ciel, une pleine lune... Imposante... Hypnotisante... Attirante alors qu'il sentait sa conscience chancelé.

Gabriel se réveilla en sursaut, haletant. Immédiatement, la lumière du jour lui fit fermer les yeux avec un grognement de douleur.
Il avait mal partout, l'impression que sa tête allait exploser. Trop mal pour bouger. Il lui fallut un certain temps avant de réaliser qu'il n'était pas à sa chambre d'hôtel, mais étalé dans une ruelle glauque et déserte.

*Cauchemar de malheur !* grogna-t-il intérieurement avant de serrer les dents sous le coup d'une douleur aux tempes.

Même penser lui faisait mal. Il lui fallut une éternité pour assembler ces derniers souvenirs. Comment était-il arrivé du point A, son dernier souvenir connu, au point B ? Par miracle, il réussit à se lever. Tout en remettant sa chemise en ordre, il constata qu'il se trouvait à deux rues d'un bar. Après une nouvelle douleur aux tempes, la bataille d'hier revint à la mémoire de l'exorciste. Un des leur étaient encore tombé. Encore. Gabriel ne pouvait plus dire s'il avait une part de responsabilité dans cette perte. En fait, tandis qu'il essayait de marcher droit en s'appuyant d'une main contre le mur, l'ancien démystificateur soupçonnait que c'était justement pour oublier ce détail qu'il avait pris la direction du bar.

À chaque fois, le scénario se répétait, les cauchemars revenaient. Est-ce que la mort de son mentor arrêtera de le hanter s'il arrivait à sauver toutes les âmes en détresse de cette ville ? Gabriel espérait de tout cœur que ce jour arriverait.

En attendant, sa préoccupation la plus pressante était de marcher sans tomber. Direction ? Aucune idée. Atteindre le bout de cette ruelle ressemblait déjà à un exploit. Ce qui était certain, c'est qu'il ne céderait pas au sommeil, malgré la lourdeur de ces paupières. La lumière du jour qui semblait vouloir lui carboniser son cerveau de l'intérieur l'aidait pas mal pour résister à la tentation de Morphée.

Voilà, il était à présent dans une rue qui avait été constitué de boutiques accueillantes avant que la folie de Belaam ne passe par là. Allez, courage, mon vieux. Il y était presque... Presque... Encore un pâté de maisons et il pourra s'affaler sur son lit, peut-être réviser un peu... Et ensuite...

Proche du but, ses jambes lâchèrent. Gabriel poussa un juron (du moins, ce que lui prenait pour un juron) tout en s'étalant sur le sol.

*Allez, vieille carcasse, debout !* Se cria-t-il intérieurement. Sans résultat.

Il poussa un soupir exaspéré tout en se traînant contre le mur. Assis comme cela, il lui semblait avoir un peu moins mal.

*Tss, vraiment pathétique.* Pensa-t-il.

Son esprit commençait à vagabonder. Une autre forme de fuite pour ne pas se rappeler pourquoi il espérait être ivre avant la fin de la soirée.
L'exorciste imaginait déjà les autres se moquer. Se mettre dans un tel état parce qu'un des leur n'avait pas survécu à leur dernière tentative dans cette guerre sans fin ? Sauf que chaque vie comptait, pour lui. Sinon... À quoi bon continuer si on commence à penser que certains sacrifices étaient acceptables ? Ce genre de pensée sonnait le début de la fin.

Il n'osait plus faire un seul geste, de peur d'avoir encore plus mal. Il devait attendre, sans penser à rien sinon les cauchemars allaient revenir l'attaquer.
Les rares personnes osant s'aventurer dans la rue l'ignoraient royalement. Gabriel comprenait cette réaction, il ne devait pas offrir un très beau spectacle.
Il avait mal... était fatigué... et tuerait pour un instant de paix. Il se refusa pourtant à dormir où il était, même si tout son corps l'espérait. Non, il ne devait pas dormir.