Peut-on dire qu'on renaît ? Peut-on faire comme si notre date de naissance n'était qu'un préambule en attendant le jour où l'on est vraiment ? Comme si, avant cette date où l'existence semble réellement commencer, tout n'était qu'un entraînement. Comme si la vie d'avant n'était que l'échauffement avant de sauter enfin dans le grand bain, de ne pas être avant de pouvoir enfin être totalement.

Elle est née le 5 Juillet de l'année 1988. Elle ne vous le racontera pas comme ça. Elle ne s'en souvient pas. Qui se souvient de sa propre naissance ? On lui a dit que c'était ça, et elle l'a cru. Il faisait chaud, comme toujours à Phoenix. L'hôpital était bondé, sale de poussière et de sable, comme partout à Phoenix. Mais ce qui n'était pas habituel, ce jour-là, c'était l'enfant posé devant les portes coulissantes de l'hôpital. Un bébé. Enveloppé dans une couverture, emmailloté, comme un bébé dont on prend soin. Le bébé sans parent, sans nom, et sans naissance, a été recueilli, testé, soigné...
Lorsque Lily est arrivée dans sa première famille d’accueil, elle avait un prénom, elle avait un nom désigné, elle avait une valise pleine de vêtements qui ne lui allaient pas, et un ami imaginaire un peu encombrant. La famille qu'elle venait d'intégrer n'était pas la plus "normale" que l'on puisse trouver. Sa nouvelle maman, dont elle n'aura jamais su le prénom, était shamane. Elle avait de suite su que Lily devait être sa seule et unique enfant. Son père, surnommé Papy pour sa différence d'âge avec Maman, était tombé sous le charme de l'enfant et avait accepté l'énième requête farfelue de sa femme. Le temps passant, et l'amour grandissant dans la famille, Lily fut adoptée et pris le nom de ses parents, Afford.

Ce fut là, sa renaissance. Lily Afford était née, et la date n'avait aucune importance. L'anniversaire de ce renouveau se fêterait tous les jours, lors du baiser matinal, et de celui du soir. Maman savait que Lily avait un don, et elle l'aidait à l'apprivoiser. "Simple" ne fut pas le mot que Maman prononça, mais elle avait l'air confiante. Le travail allait être de longue durée. Il fallait donner à Lily le courage de s'accepter. Il fallait lui montrer qu'elle n'était pas une erreur. Mais Maman n'a jamais eu le temps de terminer son travail. Une nuit, ils sont venus, et ils les ont emportés. Lorsque Lily s'est réveillée, elle était seule au milieu de l'ombre. Il n'y avait personne pour la rassurer. Elle était seule dans son monde mort et effrité.

Elle a voyagé longtemps, une fois plus âgée. Elle a visité la plupart des Etats. Une fois en Alabama, elle a décidé de poser ses valises dans un motel. Rien d'extraordinaire. Elle pensait que se cacher du monde la ferait disparaître aux yeux des morts. Mais June, elle, ne la quittait pas. Son amie imaginaire l'avait accompagnée toute sa vie. Elle n'avait appris sa vraie nature que lorsqu'elle avait rencontrée Maman. June était réelle. Enfin aussi réelle que peut l'être un fantôme. C'était elle qui avait convaincue Lily de venir en Alabama. Jamais elles n'avaient été aussi proches du but que June s'était fixé. Elle avait beaucoup parlé, si bien que June connaissait tout de Lily. Elle aurait pu être elle, si elle n'avait pas été morte. Alors que Lily goutait à une énième potion pour oublier ses démons, June avait tenté sa chance. Elle devait essayer. "Veux tu que je te soigne ? Si je prends possession de toi je pourrais les repousser". Et ce fut tout. June entra enfin dans la tête de Lily, et ne la quitta plus.

Dix ans plus tard, June poussa encore les portes de la volonté de son hôte, et lui insuffla une nouvelle idée. La Louisianne, c'est joli, c'est tranquille, et ils pourront répondre à tes questions là-bas. C'était ce qu'elle avait dit à Lily. Et Lily l'avait écouté. Elle n'avait pas d'attaches, pas d'envie, pas de projet. June en avait, mais le secret était bien gardé.

Lily entra dans la petite pièce sombre. Cela faisait longtemps que son manège était rôdé. Elle rajusta son châle miteux, et fit cliqueter les breloques de son poignets. Son petit bracelet ne cessait de tinter au rythme de ses gestes gracieux et surjoués. Elle tira la chaise en prenant soin de la faire grincer sur le carrelage, et s'assit en face de sa cliente. Elle prit un air grave, et mis sa main dans celle de la vieille dame.

"Il est ici. Vous venez pour votre mari, n'est-ce pas?"

Elle n'était pas voyante, mais elle savait reconnaître une veuve, quand elle en voyait une. Les larmes, toujours trop récentes, avaient creusés des sillons dans la peau parcheminée et ridée de la vieille. Elles recommencèrent à couler lorsque la "voyante", se mit à converser avec le mari défunt. La vieille n'en savait rien, mais Lily ne voyait pas vraiment son mari. Cela faisait longtemps qu'il était passé dans l'autre monde, sinon il l'aurait accompagnée. Lily était un aimant, pour les veuves, et pour les maris défunts. Elle lui raconta des histoires, lui demanda de prendre soin de ce qu'il restait de leur amour, et quand elle apprit qu'un petit chien avait survécu à son maître, elle prit un air grave et somma la vieille de ne pas le laisser dormir sur le lit, à la place du défunt mari. Cela fonctionnait toujours. Soufflée, la vieille offrit à Lily les 75$ qu'elle réclamait pour sa prestation, et s'en alla, le coeur léger.

C'était facile. Tu aurais pu lui dire que le mari voulait qu'elle te paye plus.

Si les mots sortaient bel et bien de la bouche de Lily, ils n'émanaient pas d'elle. June avait ce don, de toujours venir casser les pieds au bon moment. Heureusement que la vieille était déjà sortie, sinon elle l'aurait prise pour une folle. Encore que, elle aurait pu accuser le défunt mari de la posséder pour faire passer son message ! Mais Lily savait, elle savait qu'on ne pouvait être possédé que par un seul esprit à la fois, et quitte à changer, autant prendre quelqu'un d'autre qu'un vieux même pas capable de revenir dire à sa femme qu'il regrettait de l'avoir abandonnée. Lily pris son sac à dos, elle sorti du minuscule studio d'une seule pièce, et ferma la porte à clef. Lorsqu'elle leva les yeux vers le ciel, elle gouta à la douceur du matin. Il était temps qu'elle sorte. Elle avança, prudemment, comme si le sol de la Nouvelle Orléans était différent de ceux qu'elle avait déjà foulé. Puis elle parti en direction du premier fast food qu'elle avait vu en arrivant.

Alors qu'elle arpentait les rues, son sac de mal bouffe dans la main, et son paquet de cigarettes dans l'autre, Lily s'arrêta net. Quelque chose clochait. On la suivait depuis deux rues déjà. Elle avait d'abord pensé que la personne allait dans la même direction qu'elle. Puis elle s'était rendue compte que la présence qu'elle sentait dans dos, ne fluctuait pas. Il n'y avait qu'un seul genre de personne, au monde, à pouvoir se déplacer comme ça, à avoir ce "goût" là. Elle se retourna, très lentement, comme si le fait de prendre son temps pouvait en laisser à l'inconnu pour s'esquiver. Elle ne voulait pas le voir, ne voulait pas savoir qui c'était. Puis elle fut enfin retournée, et regarda. Devant ses yeux effrayés, il n'y avait que l'autre bout de la rue, le trottoir vide, et, au loin, un feuille d'arbre qui tourbillonnait dans le vent matinal.

Merde alors, j'ai pas rêvé...

Elle fit demi tour, pour reprendre son chemin, et ne vit pas l'ombre lui bondir dessus. Il s'accrocha à son dos, comme pour entrer en elle, tenta de mêler leur essence, de se confondre en sa personne, et rencontra June. Au même instant, alors que le poids de l'ombre glissait sur le corps de la jeune fille, son don s'éveilla, et Lily sut tout.

Lorsque les visions s'imposaient à elle, elle ne les voyait pas, elle les lisait. Et ce qu'elle lut, ne lui plut pas du tout.

Il avait été une fois, dans une pièce sombre et sans fenêtre, un homme qui lisait un journal. De ses yeux, il parcourait les lignes encrées des nouvelles de la veille. Mais un bruit attira son regard par delà la feuille froissée. Ses mains sales et abimées baissèrent le journal. Et une forme noire emplit son champs de vision. La panique, la frénésie, tout se bouscula dans sa tête lorsqu'il dut se demander si sa victime s'était libérée de ses chaînes. Il se leva, énervé, et l'attrapa par les cheveux. Sa grosse voix gutturale lui asséna des insultes dont personne n'avait idée. Puis il frappa la tête de la jeune fille sur le sol. Une fois. Deux fois. Trois fois.

Lily revint à elle, elle sentit d'abord le froid du sol sous ses mains, puis la brûlure de sa joue. Elle s'était blessée en tombant. Elle était tombée. Il lui fallut un instant pour remettre les évènements à leur place. Elle n'avait plus de sac, heureusement qu'il n'y avait rien dedans que son argent du jour. Elle porta une main à sa joue en s'asseyant, et la retira vivement. Puis, affolée, elle tourna la tête de tous côtés. Etait-il là ? A droit ? A gauche ? Caché derrière elle ? Non. Elle était seule au milieu de la rue, à regarder le monde d'un oeil effaré et avec la joue pissant le sang fluidifié par une chute trop brusque et une montée d'adrénaline stupide. June ne semblait pas éveillée. Peut-être pourrait-elle lui raconter lorsqu'elle serait là. Lorsque Lily perdait conscience, c'était souvent que June prenait sa place. Rares étaient les moments où elles cohabitaient vraiment dans la tête de Lily. Mais ils existaient quand même. Parce que Lily n'avait jamais été normale. Et ici, à la Nouvelle Orléans, où le monde ne tournait plus qu'ovale depuis longtemps, elle ne serait pas plus normale qu'ailleurs, pas moins que les autres habitants. Ici, à la Nouvelle Orléans, elle serait chez elle. Et elle n'aurait plus peur. Petit à petit, June faisait son nid. Et elles le savaient toutes les deux, un jour, elle gagnerait la partie.