Comme on peut s’en douter, je ne suis pas une américaine pure souche. Enfin, je suis née et j’ai grandi ici, mais ma famille, elle, plonge ses racines dans la Roumanie sauvage. Je suis la descendante d’une des familles royales des gitans, qui ont dominé ces terres sauvages et qui ont lutté contre l’invasion turque à l’époque de Dracula. C’est vrai que côté folklore, ça en jette. Ma mère est venue faire ses études d’infirmière ici, et elle y a rencontré mon père, un jeune interne en pneumologie. Et puis j’ai débarqué quelques mois après ça. Ma mère a fait le choix de s’installer définitivement ici, aux Etats-Unis, mais sans couper ses racines européennes. Je sais qu’elle sentait que c’était important pour moi de savoir d’où je venais, pour savoir qui j’étais. Je dirais même qu’en m’envoyant tous les étés dans sa famille, chez mes grands parents, elle m’a sauvé la vie. J’ai grandi en étant deux personnes. Nitzan américaine qui allait dans une bonne école puis un bon collège, qui faisait du baseball et du vélo avec ses copines, qui passait ses samedi après-midi à traîner au centre commercial, à manger de la pizza et à aller au cinéma. Et Nitzan roumaine. La fille des rois, la princesse, comme on m’appelait. Ici, j’étais anonyme, là-bas, j’étais crainte et respectée comme l’héritière de la dynastie. Et surtout je retrouvais ma grand-mère. Mamaya. A leurs côtés j’ai découvert les forêts sauvages où rôdaient encore des loups et des ours bruns, et les habitudes de mon peuple. Et mon don. Ma grand-mère a le don de voir les esprits et de communiquer avec eux. C’est une grande medium, et les gens viennent de centaines de kilomètres à la ronde pour la consulter. Et depuis toute petite, elle me racontait des histoires dans lesquelles se croisaient esprits et démons, anges et sorcières, où les créatures imaginaires et les esprits se cotoyaient. Au début, je pensais que ce n’était que pour m’amuser, me faire plaisir, comme on raconte des chansons aux enfants pour qu’ils s’endorment la nuit. Et j’ai compris par la suite qu’en fait, elle me préparait à ce qui allait arriver des années plus tard. M’apprenant tout ce que je devais savoir sur eux. Elle me faisait retenir certaines formules en latin comme si c’étaient des chansons,et j’ai découvert par la suite que c’étaient de puissantes incantations, dont certaines m’ont déjà sauvé la vie. Puis, en grandissant, elle a commencé à m’expliquer vraiment ce qui risquait de m’arriver. Que je risquais de ressentir des présences, d’entendre des choses que moi seule entendrait, de voir ou sentir des choses que moi seule percevrait. Elle me racontait tout ça lors de longues promenades en forêt, accompagnées de deux gitans à l’air sombre armés de carabines, ou le soir, autour du feu de camp, avec en fond sonore quelques musiciens jouant de vieux airs au violon. Et puis j’ai eu quinze ans. Jusqu’au moment où mon don s’est déclaré, grâce à une très ancienne cérémonie, là-bas, en Roumanie.
Depuis, j'ai quitté la côte Est et j'ai migré vers la Nouvelle Orléans, où je tiens un magasin de vinyles et d’instruments de musique. Les affaires ne marchent pas trop mal, mais depuis quelques temps j’ai remarqué que tout ce qui touche à la voyance et au spiritisme pullule comme les puces sur le dos d’un chien errant. Et je dois dire que ça me donne méchamment envie de vomir. J’ai un don et peu de personnes le savent. Pourquoi ? Parce que ce n’est pas quelque chose dont on doit faire commerce, sous peine de fâcher les esprits de l’au-delà, et encourir leur vengeance une fois qu’on sera passé de l’autre côté. C’est un don, pas une source de profit. Parfois, quand un esprit vient me voir, un esprit bénéfique mais qui n’a pas pu trouver la paix, je l’aide. Je transmets des messages à sa famille, je retrouve des choses qui sont perdues ou égarées…

Jusqu’à 15 ans, j’ai appris à découvrir le monde des esprits. Ma grand mère m’en a parlé, m’a prévenue, épaulée et guidée. Mais la dernière partie de la découverte de mon don, je devais la faire seule. Et aux vacances qui ont suivi mon quinzième anniversaire, tout a commencé. Il y a une cérémonie très rare, qui n’est destinée qu’aux descendants de ma famille, et qu’on appelle « declançare ». L’initiation. Ma grand-mère m’a dit que j’allais devoir aller à la rencontre des esprits. Des esprits bienveillants, l’âme des mes ancêtres. Etle soir venu, toute la tribu était rassemblée pour assister à l’évènement. Pour certains, c’était un spectacle auquel on assistait qu’une fois dans une vie. On me fit mettre une robe blanche, qui était dans la famille depuis des générations et qui ne servait qu’à cette occasion. On noua autour de ma taille une lourde ceinture de pièces d’or, dont certaines remontaient même jusqu’à Gengis Khan, et un bandeau du même métal dans mes cheveux. Puis, toute la tribu m’a accompagnée jusqu’au fin fond de la forêt, au bord d’un précipice dont le fond se perdait dans l’obscurité. On me fit m’asseoir sur une sorte de balançoire, et on me fit descendre dans le vide, mètre après mètre, ma progression rythmée par des chants centenaires scandés par une centaine de voix. Puis, au moment où je touchai le sol, les chants se turent, la corde fut remontée dans un murmure à peine perceptible et je me retrouvai seule. Seule avec moi-même, ma robe, ma lourde ceinture, et rien de plus. J’ai commencé à entendre les bruits de la nuit, le vent dans les feuilles et le le grondement du torrent tout proche. Je me suis assise contre la paroi de pierre, tremblant de froid, lorsque les loups ont commencé à hurler. Et j’ai eu peur. Une peur horrible, une peur d’animal traqué, le genre de peur qu’on éprouve quand on sait que tout est fini et qu’on va mourir. Et c’est là que je l’ai entendue. Un murmure tout d’abord, à peine distinct de la brise qui soufflait en cette froide nuit de novembre. Et je l’ai entendue plus fort. Une voix de femme, très douce. Au début, je n’ai pas compris d’où elle venait. Je pensais qu’il y avait quelqu’un avec moi, dans ce trou, mais après quelques pas, mains tendues en avant, je n’avais réussi qu’à m’écorcher les mains. J’étais seule, oui, physiquement. Mais j’ai compris que je n’étais pas vraiment seule. Quelqu’un me parlait. Quelqu’un était avec moi. J’ai commencé à comprendre ses paroles, et j’ai senti mon cœur se calmer, et mes tremblements s’apaiser. La voix me rassurait, m’encourageait à être forte, en une vieille forme de roumain que j’arrivais à peine à comprendre. Mon ancêtre. Cette voix m’a raconté qu’elle aussi avait subi cette épreuve, de nombreux siècles auparavant, et qu’elle avait réussi. Puis une autre voix s’ajouta à la conversation, et encore une autre. Mon arrière grand-mère, et deux autres femmes de ma lignée. Des mediums. Et la nuit s’acheva ainsi, à discuter de leurs vies, du monde des esprits, et de ma mère aussi, qui n’a pas réussi à les entendre malgré leurs efforts. Ca, je ne l’avais jamais su. Le don pouvait parfois sauter des générations. Le lever du soleil me trouva épuisée, mais intacte, et « éveillée ». Des chants ont commencé à résonner depuis le village et à se rappprocher. J’entendis à nouveau le sifflement de la corde, à laquelle je me raccrochai, et je vis ma grand-mère qui m’attendait en haut de la fosse, les bras tendus vers moi, vêtue de ses éternels vêtements colorés et de ses longs foulards. Elle s’approcha de moi, me prit par les épaules, puis me demanda :
- Alors, Nitzan. As-tu eu peur ?
- Non Mamaya.
- As-tu été seule cette nuit ?
- De corps oui, mais des voix m’ont tenu compagnie.

Je vis son visage inquiet s’éclairer d’un sourire en écoutant la formule consacrée, avant qu’elle ne dépose deux baiser sonores sur mes joues. Derrière elle, une bonne partie de la tribu a poussé des « hourras », et le reste de la journée fut une journée de fête. On a même tué un mouton, mais voir cette pauvre bête tourner au-dessus du feu m’a vraiment coupé l’appétit. C’est comme ça que j'ai pris connaissance de mon don. C'est à partir de ce jour-là qu'une autre partie de mon initiation a commencé : les rites et les potions. Ma grand mère m'a appris à confectionner des philtres et des potions, des charmes et des envoûtements. J'avais parfois la nausée quand je devais manipuler des trucs aussi dégoûtants que des yeux de mouton ou du sang de corbeau, mais je m'en sortais pas trop mal. J'étais même fascinée quand elle extirpait du fond d'un antique coffre en bois couvert de marqueterie, son grimoire, le grimoire de la famille, qui recélait le savoir de dizaines de générations. Certaines pages étaient écrites dans des langues que je ne connaissais même pas, mais je pouvais passer des heures rien qu'à contempler les gravures et les dessins, à frôler les différentes écritures laissées là par des dizaines de femmes au fil du temps. Ma grand-mère a gardé le livre, mais je me suis fait une copie des pages les plus intéressantes et compréhensibles sur mon ordinateur portable. Il faut bien vivre avec son temps!