Salim a un don pour le théâtre qu'il ignore lui-même. Il est très expressif et un peu excentrique. Quand il se matérialise pour discuter ou intimider les gens, il aime se mettre en avant comme le ferait un acteur et ses répliques semblent parfois tout droit sorties d'un film. Par contre, quand il est invisible, il devient un véritable metteur en scène capable de faire ressembler votre baraque à la Maison Hantée de Disneyland. Et oui, avec les objets qui se déplacent, les portes qui claquent, et surtout, le piano qui joue tout seul ! Son grand classique. Je peux vous dire qu'il y a des gens qui fuient de chez eux et déménagent rien que pour ça !

Bref, ce bellâtre est créatif, observateur et malin bien qu'un peu … dérangé ! En fait, il fonctionne à l'envers. Il peut repérer le détail, comprendre les casses-têtes les plus compliqués d'un côté, et rater l'évidence de l'autre. Ces trucs gros comme les maisons, il faut souvent les pointer du doigts pour qu'ils les comprenne. C'est un peu comme quand il arrive à casser la vitre du 6ème étage d'un immeuble d'un simple lancer de pierre, avant d'aller se ramasser sur le trottoir d'en face juste parce qu'il ne l'a pas vu. Il est doué quand il se concentre, mais c'est un peu un boulet le reste du temps. Pour compléter son tableau de gros doué : Il ne maitrise pas parfaitement ses capacités d'esprit. Il lui arrive de ne pas toujours entrer en contact avec les objets quand il le souhaite, ou encore d'être visible quand il pense ne pas l'être et inversement.

Il a des périodes où il se comporte comme un humain, squatte secrètement les chambres d'amis, fait -vole- ses courses pour remplir un frigo qui ne lui appartient pas, surfe sur le net… etc.  Il est difficile de tenir une conversation sérieuse avec lui, il semble avoir fait l'école du cirque bien que ses blagues soient pourries et que ses vannes à trois francs six sous n'amusent que lui. Sa désinvolture est une façon de dissimuler son mal-être qui, parfois, ressort de lui-même. Salim est en réalité quelqu'un de profondément sensible et il a du mal à le cacher. Il peut facilement passer du rire aux larmes même s'il essaie toujours de faire le fier. Il est gentil mais nerveux, attachant mais agaçant, bref, il est ambivalent. Il fait tout le temps des bêtises, parfois c'est digne d'un gosse, parfois c'est un peu plus grave, mais dans tous les cas, il se retrouve à culpabiliser après ses méfaits.

Il se rend régulièrement à l'église pour confesser ses péchés et même s'il fait le guignol devant les autres pieux quand il est visible, il espère secrètement que son âme trouvera sa place au ciel. Durant ses petites séances au confessionnal, ses pitreries exaspèrent ceux qui l'écoutent parce que justement, on l'écoute (vous vous souvenez de ce qu'on disait au sujet de sa mise en scène, tout ça tout ça … !). Mais lorsqu'il se rend invisible, il peut s'assoir et prier silencieusement pendant de longues minutes qu'on le libère des chaines qui le retiennent sur terre. Et quand il quitte le lieu saint, c'est toujours avec des discrets coup d'oeil de tous les côtés pour être sûr qu'un collègue esprit ne passe pas par là et se foute de sa poire : il a une réputation à tenir !

Reiyel Sabri Fraenser est né à Munich en 1907 dans une famille chrétienne, un an après son frère Ezekiel. Les enfants ont grandi ensemble sous la bienveillance d'une mère d'origine marocaine et la sévérité d'un père allemand. Bien qu'ils étaient fort différents, autant physiquement que mentalement, les deux étaient inséparables. Ezekiel était le grand casse-cou de service qui entrainait toujours son frère dans les pires situations. À la nurserie, c'étaient les courses à quatre pattes d'un bout à l'autre de la pièce pendant les heures de sieste, à l'école primaire, c'étaient les lancers de stylo et les concours de rots, et à l'école secondaire, c'étaient les bagarres générales dont Ezekiel était souvent l'élément déclencheur. Et quand il ne se battait pas pour son frère, Rei faisait le guet pour lui permettre de faire le mur…  avant de se retrouver contraint de le suivre, animé par un sentiment de devoir fraternel qui consistait à surveiller les fesses de cet emmerdeur publique, pourtant son ainé ! Ezekiel était un garçon drôle et fringant qui, malgré sa vantardise et ses conneries, arrivait à s'attirer la sympathie voire l'admiration de tout le monde, et particulièrement celle de son petit frère. Reiyel était quelqu'un de plus réservé et taciturne, n'aimant pas se mettre en avant et préférant de loin vivre dans l'ombre d'Ezekiel. La discipline les rattrapa bien vite: on déconnait pas avec ça, même pendant le IIe Reich.

Ezekiel se "rangea" de façon plutôt extraordinaire à ses 15 ans, et devint un exemple pour ses camarades- même s'il conserva son humour pourri. Rei, lui, était doué pour les mathématiques et les sciences, il s'intéressa donc de près à l'ingénierie, avant de se spécialiser après son bac dans la construction de bâtiments tandis qu'Ezekiel intégrait de son côté la Reichwehr. Lorsque Hitler fut nommé chancelier en 1933, la compagnie dans laquelle travaillait Rei se reconvertit dans l'ingénierie d'armement. Passer de la conception de logements à celle de chars d'assaut fut une gymnastique assez complexe mais amusante, Rei avait à ce moment 24 ans et ses capacités d'adaptation n'avaient jamais été aussi élevées. Un nouveau supérieur lui fut appointé pour son travail: Friedich Von Zerlein. Celui-ci avait une jeune fille de 17 ans qui aimait bien venir casser les pieds à tous les employés quand elle finissait les cours. "C'est quoi un Panzer ? Il marche votre truc ? Non? Je pourrai l'utiliser quand il marchera alors ?". Vraiment, elle était chiante. Très belle, mais très chiante. Rei étant passé responsable de l'amélioration de la résistance du panzer, c'était lui qui se faisait le plus emmerder, contrairement à ses subordonnées. Et franchement, il se voyait mal l'envoyer promener sachant que si elle se plaignait à son père, ça allait lui retomber dessus. "Une femme qui s'intéresse à la conception des chars, c'est pas très courant", s'est-il permit de dire un jour, et alors qu'elle lui répondait avec un petit sourire malin : "C'est peut-être que je m'intéresse au concepteur !", il se rendit compte que non seulement elle était loin d'être niaise, mais qu'en plus c'était lui le grand crétin qui n'avait rien vu venir. Il ne lui en fallut pas plus pour lui réclamer un rancard. La jeune femme s'appelait Eleonore et voulait devenir infirmière.

Reiyel poursuivit son travail tout en commençant à s'intéresser à la conception des avions et armes à feu dont il fut simple observateur les premiers temps. Il voyait régulièrement Eleonore et alors que la relation des deux devenaient de plus en plus sérieuse, Reiyel quitta le secteur des chars au profit de celui des armes, et fut ainsi placé sous la direction d'un autre homme. Son intérêt pour un domaine de travail différent était bien lié à son attachement pour Eleonore  (parce que sortir avec la fille de votre patron, c'est pas franchement bon pour vos affaires!). C'était en somme une belle preuve d'amour que de bosser deux fois plus pour rester avec sa copine tout en assurant leurs deux avenirs ! Et quand celle-ci termina ses études à 21 ans, il put même demander sa main auprès de son ex-patron sans se faire péter la figure, la veine !

Ils purent s'installer, plus tard, dans une coquette propriété extérieure à Munich pour mener une vie bien tranquille. Rei pensait souvent à son ainé, parti à l'étranger pour étendre le territoire du Reich. À chaque avancée ou mission de l'armée, Ezekiel envoyait une lettre à son petit frère pour le tenir informé des évènements. Rei voyait bien que l'enthousiasme de d'Ezekiel pour le IIIème Reich diminuait de manière exponentielle au fil du temps. Les opposants du parti nazi ainsi que beaucoup d'autres (Rei n'avait pas plus de précisions que ça) étaient envoyés dans des camps de concentration aux conditions déplorables, et même parfois dans des camps d'extermination. Ezekiel, qui avait toujours eu un sens profond pour la justice, désapprouvait les pratiques du parti et de l'armée.

En 1942, peu après la naissance de son fils William, Reiyel apprit par un malheureux coup de fil la mort de son frère, exécuté par de simples officiers de la Wermarcht lors même qu'il était leur capitaine. La raison officielle était refus d'obéissance envers le chef d'état major, ce qui l'avait conduit à être soupçonné d'espionnage.

Le régime avait assassiné Ezekiel pour la simple raison que celui-ci ne l'approuvait pas dans sa totalité. Merveilleuse façon de remercier ceux qui se sont battu pour l'empire ! Rei en fut plus bouleversé que quiconque. Après l'enterrement de son frère où il céda plus de larmes que ses parents, il jura sur sa tombe qu'il entretiendrait toujours son souvenir et vengerait sa mort d'une façon ou d'une autre. Le jeune ingénieur arrêta ses activités dans l'armement, cherchant un moyen d'intégrer la résistance allemande… en vain. C'est plutôt la résistance qui vint toquer à sa porte un an et demi plus tard. Ces malins mettaient sans arrêt à jour leur liste de potentiels opposants d'Hitler et Rei avait été placé en tête suite à la mort de son frère que les journaux n'hésitaient pas à qualifier de "traitre" pour en expliquer l'exécution. Le jeune homme fut contacté par des militaires résistants qui travaillaient sur un complot visant à éliminer Hitler et renverser le régime en place : l'opération Walkyrie. Reiyel voyait en cet acte une vengeance idéale pour son frère, lui qui avait été tué par le Reich.

Eleonore le reconnaissait difficilement depuis l'épreuve de la mort de son frère, puisque Reiyel était devenu plus renfermé et s'occupait à peine de leur fils. Il s'investissait beaucoup dans le complot, supervisant la conception d'une bombe discrète et de faible portée de sorte à ce qu'elle tienne dans un petit cabas qu'un colonel devrait placé à côté du führer lors d'une réunion. L'opération était risquée au moins en raison du nombre incalculable de fuites qu'elle pouvait engendrer : personne n'était à l'abri d'une dénonciation et Reiyel demanda à sa femme de quitter le pays avec son fils, afin qu'ils soient protégés.

L'opération Walkyrie fut un échec, car le sac que le colonel avait placé à côté du führer en quittant la réunion fut négligemment poussé du pied par un militaire avant son explosion. Hitler fut seulement blessé et resta donc le chef encore légitime du Reichtag. Les participants aux complots furent dénoncés par un général qui n'avait pourtant rien fait pour l'empêcher, préférant attendre de voir s'il s'agissait d'un échec ou d'un succès avant de prendre parti. Reiyel fut arrêté et fusillé le 22 Juillet 1940, deux jours après l'opération Walkyrie. Il n'a donc jamais pu venger son frère.

Il fut réincarné en fantôme et s'est rendu aux États-Unis par bateau tel un fugitif car sa famille s'était installée là-bas. Il pensait à l'origine que rester sur terre était le moyen pour lui de voir si son fils grandirait bien, mais il ne le retrouva jamais. Il cessa ses recherches au bout de cinquante ans, trouvant son point d'arrêt en Nouvelle-Orléans, l'endroit qui renfermait certainement le plus d'esprits comme lui. L'âme de Reiyel n'a jamais trouvé la paix à cause de cette unique promesse qu'il n'a pas tenu. Après sa réincarnation, il a oublié jusqu'à l'existence-même de son frère. Il est persuadé d'être fils unique, pensant que toutes les conneries faites dans sa jeunesse, tout ce qui avaient été accompli par Ezekiel, était en réalité de son propre fait. Il a d'ailleurs usurpé son humour particulier, sa désinvolture ainsi que sa foi (Ezekiel était plus pieux que lui de leur vivant). Parfois, les expressions faciales de son frère sont même empruntes sur son visage. L'oubli a progressivement rongé le fantôme qui s'est vite reconverti poltergeist en raison de son habilité à foutre sa merde partout où il passe : ceci est un autre héritage de son frère. L'esprit frappeur vit au quotidien une crise existentielle liée à l'incompréhension de son errance sur terre. Son esprit n'est pas combinée avec celui d'Ezekiel, mais il semblerait qu'à défaut de n'avoir honoré la seconde part de sa promesse, Rei est, sans le savoir, en train d'honorer la première.

Salim rentra dans l'église en courant presque : ça faisait deux jours qu'il ne s'était pas confessé et son quota de conneries avait explosé. Il prit sa route habituelle pour le confessionnal et échoua d'en ouvrir la porte, puisque sa main passa au travers. L'esprit fit plusieurs autres tentatives en ayant l'air d'un parfait abruti à agiter la main dans le vide, et grogna comme un gosse devant son incapacité à pouvoir attraper une simple poignée : c'était pas si compliqué quand même ! Décidant de pas s'embêter plus longtemps, il voulu la traverser mais son habilité à toucher son environnement décida de se manifester à ce moment puisqu'il se prit la porte en pleine face."Fais ch… chaud!", se rattrapa t-il de justesse en se rappelant qu'il était dans un lieu sacré. Salim se saisit finalement de la poignée et ouvrit la porte pour s'installer dans la petite loge.

-Pardonnez-moi mon père, j'ai encore pêché. Et je crois qu'il me faudra plus que réciter des passages de la Bible pour m'faire pardonner ce coup-ci.

Il y eut un discret soupir ennuyé de l'autre côté de la grille. Le prêtre venait de reconnaitre cette voix familière qui venait régulièrement l'enquiquiner. Bon, c'était pas le problème de Salim s'ils n'étaient que deux péquenauds à se relayer pour ce boulot ingrat!

-Je vous écoute, mon fils.
-Mais Lui, Il écoute ?
-Il entend.
-Et Il regarde ?
-Il voit.
-Oué, en gros, Il s'en fout ?
-Pas de blasphème mon enfant, je vous prie. Confessez-vous.
-Okey. Alors j'ai vo… j'ai emprunté une voiture, j'comptais la rendre hein ! Sauf que je suis rentré dans un poteau et j'ai défoncé tout le coffre… Mais c'est la faute du poteau, il s'est mis là pile poil au moment où je faisais ma marche arrière, j'y pouvais rien moi !

Il continua d'énumérer sa liste de ses méfaits, mettant à rude épreuve la patience du prêtre, avant de finalement conclure avec hargne :

-…Ah et ce matin, j'ai shooté dans le cadi d'une ptite vieille aussi. J'trouvais qu'elle ressemblait à Jacky Kennedy. Je l'avais toujours détesté c'te femme, bon Dieu de mer… hem." toussa t-il en se rendant compte de la connerie qu'il s'apprêtait à dire.

L'esprit frappeur perçut d'ailleurs le hoquet estomaqué du prêtre qui venait d'entendre un outrage trop insupportable pour ses pauvres oreilles saintes. Il y eut ensuite le bruit rapide d'un froissement de tissus tandis que l'homme de Dieu exécutait la croix d'un signe leste de la main comme si les paroles profanatrices étaient sorties de sa propre bouche. Salim ferma un oeil embêté en faisant une petite grimace d'excuse. Le prêtre ne le voyait peut-être pas mais le Seigneur, oui. De toute façon, quand l'esprit parlait trop longtemps, il fallait bien qu'il lâche une bêtise à un moment !

-… je sais, c'était débile, enchaina t-il,qu'est-ce que je dois faire pour m'faire pardonner ?
-Commencer par vous faire pardonner par les personnes à qui vous avez causé du tort, suggéra le prêtre d'un ton profondément ennuyé.
-Vous comprenez pas ! C'pas eux qui seront là le jour de mon jugement. Il viendra quand d'ailleurs, ce jour ?

Salim tourna la tête vers la grille et s'en approcha, posant ses doigts dessus avec un regard de chien battu. Il était content que le seul témoin de cette scène soit celui dont il attendait désespérément la manifestation. Même le prêtre ne pouvait distinguer son expression affligée à travers la grille qui le dissimulait bien. De toute façon, il ne le regardait pas. Salim leva les yeux au ciel, ayant soudainement la ridicule envie de pleurer. Il se recula et se remit face à porte qu'il fixa avec une petite moue boudeuse, ravalant ses larmes avec courage.

-Quand le Seigneur l'aura décidé, mon fils.
-Et … euh… c'est normal qu'il mette autant de temps à se décider?