Un café et un sac de nourriture chinoise à la main, la jeune femme héla un taxi de l'autre. Rentrant dans la cabine, Sophya souffla l'adresse de son meilleur ami au conducteur, avant de se caler confortablement contre le siège et sirota sa dose de caféine quotidienne. Dimanche soir était devenu une sorte de tradition dans le coeur de la cajun, le soir où la jeune femme se permettait une petite sortie en célibataire, bien souvent pour aller rejoindre Vitali. Et ce soir ne faisait vraiment pas défaut. La nourriture avec elle, deux autres cafés pour accompagner le tout, la médium avait même pensé à prendre les desserts avec elle – pour dire qu'elle le chouchoutait son petit russe.

Elle perçut le regard désapprobateur du chauffeur alors qu'elle posait à nouveau ses lèvres sur le gobelet en plastique. Okay, message reçu. On ne buvait ni ne mangeait dans son taxi. D'accord. Docilement, la brunette finit par délaisser à contrecœur sa boisson et se mit à observer le paysage autour d'elle, posant sa tête contre la fenêtre. Les rues défilaient, souvent remplies de couleurs avant de se dégrader violemment lorsque Trémé se profila. Ici, Katrina avait fait des ravages. Une grande partie du quartier n'était toujours pas retapé et on pouvait toujours y contempler les déchets laissés par l'ouragan.

Arrivée devant l'immeuble de Vitali, la brune adressa un sourire aimable au conducteur avant de le payer, reprenant son sac de nourriture et de sortir de la cabine jaune. Son regard balaya les alentours avant que la jeune femme ne se décide à pousser la porte et de grimper dans les escaliers. Rapidement la médium arriva devant la porte de son meilleur ami et frappa trois coups, comme à son habitude. Elle ne prit la peine que d'attendre que le jeune homme vienne ouvrir avant de pénétrer dans l'appartement du pianiste. Ses yeux balayèrent la pièce alors qu'elle s'avançait pour déposer son sac de nourriture sur la table à manger. La brune pencha un instant la tête sur le côté tout en considérant le tout. Elle retira ensuite sa veste et la posa sur une chaise avant de la tirer pour s'asseoir sur cette dernière. Bien entendu qu'elle prenait ses aises aussi facilement que si elle avait été chez elle.

« Tu viens manger ? J'ai faim. »

Elle déposa café et boite de nouilles en face d'elle, croisant rapidement les jambes alors qu'elle repoussait le sachet qui contenait son gobelet plus loin et ouvrait son propre plat, y plantant allègrement ses baguettes afin d'en soustraire sa nourriture.. Son regard vert se posa sur Vitali et la brune fronça les sourcils en voyant sa mine un peu... bref, Vitali n'était vraiment pas dans ses meilleurs jours et cela se voyait, physiquement parlant.

« Qu'as-tu de magnifique à raconter à ta superbe meilleure amie ? Je veux tout savoir... »

Après tout, il fallait bien se renseigner vu que le jeune homme ne parlerait pas forcément de lui-même. Se calant dans le fond de la chaise, Sophya observa un peu plus la pièce alentours, se rendant compte que décidément, elle et lui n'avait pas du tout la même notion d'un espace où vivre.

Ses yeux balayèrent avec frénésie l'appartement alors que Vitali lui assurait arriver sous peu. Lui si maniaque devait encore être dans l'une de ses phases créatives, à en juger par les étalements de notes. Assise devant la table à manger, la jeune femme releva son regard vert sur son meilleur ami avant de froncer violemment les sourcils devant la mine de déterré dont il se composait. Son visage ne reflétait en rien la beauté qui pouvait tant le caractériser, son corps lui semblait presque avachi, tandis que les orbes vertes s'abaissaient sur une main bandée. Les lèvres pincées, Sophya ne put s'empêcher de le dévisager alors qu'il s'asseyait à table et se demanda comment aborder un sujet plus que fâcheux avec lui. Si Vitali était bien présent lorsqu'elle était avec lui, la jeune médium ne doutait absolument pas de la présence d'un esprit dans le corps de son ami. Rien qu'à voir la main bandée, l'état de l'appartement, la juriste était certaine de ce qu'elle avançait.

« Bon appétit. »

A vrai dire, la vision de cette main la laissait tellement perplexe qu'elle n'était pas sure, elle qui quelques minutes auparavant d'être affamée, que ce fut encore le cas en l'instant même. Une baguette accompagnée de sa main pointa le bandage fait à la va-vite alors que l'un de ses sourcils s'arquait devant l'habile détournement de conversation.

« Oh, je pense que tu as certaines choses à m'avouer, au vu de l'état pitoyable de ta main. »

Elle était ainsi Sophya, pas prête à mâcher ses mots lorsqu'elle jugeait que la situation ne l'exigeait pas. Ses yeux se posèrent à nouveau alors que l'inquiétude prenait place sur ses traits. Vitali était sans doute l'une des personnes les plus importantes dans sa vie, et s'il lui arrivait malheur, Sophya n'était pas sure de s'en remettre, à vrai dire. L'affection qu'elle lui portait avait commencé tant d'années auparavant que la jeune femme ne comptait plus un jour sans que le russe n'ait une influence sur elle et ses actions.

Malgré tout, la jeune femme finit par piquer dans son plat, avant de badiner légèrement pour détendre l'atmosphère.

« J'ai décidé de passer le barreau, enfin. J'en ai assez de me faire prendre pour la dernière des imbéciles avec ces flics pompeux qui font mal leur job, j'ai envie de me sentir un peu plus utile que ça. »

Un sourire amer s'imprima légèrement sur ses traits. Passer ce concours signifiait aussi s'enfermer pendant des jours chez elle, sans respirer autre chose que l'odeur de son bain moussant et de ses vieux cahiers sentant le renfermé. Elle était ainsi lorsqu'elle se fixait un objectif, ne le lâchant de vue que lorsqu'il était atteint, quitte à ne pas manger pendant des jours et des jours. Acharnée, bornée et têtue, sa mère avait piqué de véritables crises alors qu'elle était adolescente. Entre deux bouchées, la médium finit par reprendre, d'un ton léger, comme si cela ne marquait aucune importance.

« J'ai revu Chase aussi... »

Et avala une nouvelle fois un peu de son riz sauté, avant de poser les yeux sur un cadre brisé. Ses sourcils se froncèrent à nouveau et Sophya ne put retenir une expiration plus longue et bruyante que les autres.

« Vu l'état de ton appartement je vais finir par te forcer à venir vivre chez moi, Vi'... Quoique je ne sais pas ce qui m'interpelle le plus... l'appartement ou toi ? »

Directe, à nouveau. A quoi bon se cacher de ce qu'elle pensait aux yeux de son meilleur ami ? Il était après tout le premier concerné, alors pourquoi se taire, hein ?

Si la jeune femme continuait à manger l'air de rien, ce n'était pas vraiment la façon dont elle abordait les choses. Elle sentait, savait, tout au fond de toutes ses certitudes, que Vitali n'était pas lui-même depuis très longtemps. Ni bipolaire, elle devait se l'avouer également. Pourtant, ses baguettes continuaient de s'enfoncer dans son plat de riz sauté alors que son oeil détaillait l'ensemble de la pièce. La juriste décida de ne pas trop rebondir sur le sujet cependant et de le laisser en parler quand il en aurait envie. Ou plutôt de réattaquer quand il penserait qu'elle ne le ferait plus, histoire de lui laisser un peu de répit et le temps de préparer un petit discours. Sophya était telle qu'elle était... têtue et obstinée et lorsque quelque chose ne lui plaisait pas, alors elle s'appliquait à le montrer. Elle se contenta alors de soulever un sourcil à son explication. Elle reviendrait de toute manière à la charge plus tard.

Si Vitali tentait de la tranquilliser par des sourires qui sonnaient aussi faux que s'il lui avait assuré d'une voix guillerette qu'il allait bien, Sophya ne se prenait pas vraiment au jeu. Mettons ça le compte sur l'instinct surpuissant du médium ou simplement sur le fait qu'elle était sa meilleure amie, qu'il était son meilleur ami et qu'elle pouvait retracer sans le moindre problème chaque geste que Vitali pourrait effectuer, vous obtiendrez la raison pour laquelle elle était persuadée qu'il n'était pas vraiment honnête avec elle. Ou lui-même, barrez la mention inutile.

Elle enchaîna cependant. Elle ne pouvait lui forcer la main s'il ne décidait pas d'être un minimum ouvert. Alors elle s'employa à changer de sujet, lui divulguant l'information pourtant classée secrète de son barreau. L'idée d'en parler à ses parents adoptifs l'avait effleurée, mais dans le fond Sophya restait et resterait telle qu'elle était, horriblement secrète et en recherche constante d'indépendance face à chacun. Alors elle se pointerait le jour où elle l'aurait obtenu à la porte de sa famille, et viendrait leur montrer avec fierté que oui, elle avait été capable de faire autre chose de ses dix doigts que de se contenter de devenir juriste. Tout ce qu'elle avait entrepris relevait au fond, d'engagements profonds et jamais elle n'avait aimé s'en justifier auprès de qui que ce soit. Élève brillante dans tout ce qu'elle entreprenait, un futur de médecin, d'avocat de grande renommée ou bien même de simple serveuse aurait pu s'ouvrir à elle si elle l'avait décidé. Ce n'était pas faute d'avoir été poussée à continuer ses études pour au moins avoir un diplôme encore plus important que le sien. Mais justement, c'était peut-être ça qui l'avait ennuyée à la base, de devoir contenter les autres et non elle.

« J'ai hésité. Longuement. Mais on a un dossier qui... Bref, j'avais vraiment besoin de me prouver autre chose. Et puis, ce n'est pas vraiment perdu. Je pense que la date prochaine est en Avril, je vais voir si je peux m'y inscrire... »

C'était ça l'avantage de l'enseignement américain dans le fond. Un système qui vous permettait de vous recycler facilement, lorsque vous en aviez les moyens. Et malgré tout, Sophya pouvait se le permettre, travailler dans la justice offrait un bon salaire. Et en jouant sur les deux plans, études et travail, la brune pourrait se permettre également de monter d'un grade dans la société. De quoi en faire rager plus d'un, mais de lui apporter une marge de manœuvre beaucoup plus grande. Un sourire léger vint frapper ses lèvres lorsqu'elle évoqua Chase. La brune pouvait bien faire celle qui n'en avait pas grand chose à faire, dans le fond, elle savait très bien ce que cela voulait dire. Pour elle du moins. Elle s'était targuée d'avoir tourné la page, mais la vérité c'était que non, que dans un coin de son esprit, le photographe avait toujours été présent.

« Hmmm... Y'a pas grand chose à dire... J'attends qu'il daigne faire acte de présence. »

Ou plutôt elle se morfondait dans l'attente de ses nouvelles. Malgré tout, elle s'était suffisamment battue pour savoir qu'il finirait par craquer, un jour ou l'autre. Même si cela l'ennuyait profondément d'attendre après lui et que plus le temps passait, plus ses certitudes s'effondraient comme un château de cartes sur lequel quelqu'un aurait soufflé.

N'y tenant plus alors qu'autour d'eux, tout n'était que partitions, la brune finit par lui faire une réflexion qui, chez quelqu'un d'autre, aurait fait mouche. Pourtant Sophya était un peu brute du décoffrage et avait beaucoup de mal à composer encore avec les sentiments d'autrui, surtout lorsque les siens n'étaient pas vraiment clairs. Quelque chose en elle s'éveillait, réagissait à une présence que pourtant elle ne percevait pas. En face d'elle, Vitali, sans doute la seule et unique véritable personne à avoir percé sa carapace, des années auparavant. Vitali qui ne se ressemblait guère, en cet instant. Les traits tirés, et l'impression d'avoir la peur au ventre, c'était ce sentiment là qu'il réveillait en elle. Son rire lui fit froncer les sourcils et la jeune femme reposa ses baguettes, tout en repoussant son plat, l'estomac légèrement noué.

« Alors que tu... ? »

Le froncement se transforma en haussement alors que la question lui glissait un poids lourd dans l'estomac. Cette attitude qui n'était pas vraiment la sienne,... Sa voix s'adoucit alors que Sophya se penchait sur la table, la mine légèrement inquiète, et qu'elle reprennait.

« Qu'est-ce qui est absurde, Vi' ? »