Charmante, serviable, chaleureuse, ouverte d’esprit, sans gêne, drôle et sans apriori. Tout le monde ou presque me décrirait de la sorte. Modeste ? Il faut savoir reconnaître mon talent pour la duperie. On me prend à tort pour quelqu’un d’extravertie et de simple. La vérité, c’est que je suis manipulatrice, presque insensible et calculatrice. C’était différent à une époque mais depuis qu’Il est parti, je suis redevenue celle que j’ai toujours été. Je mens et je triche pourvu que ça m’attire la sympathie d’autrui. J’invente de fausses anecdotes, je me suis construit un faux passé et je prétends être ce que je ne suis pas. Je suis instable et cynique mais également déterminée et très observatrice.  Je n’ai aucune limite, aucune attache. J’ai juste des objectifs. Égoïste, caractérielle, impulsive, autant de traits que je dissimule avec le plus d’habilité possible. Je suis dangereuse parce que je n’ai plus rien à perdre. Depuis qu’Il a levé la main sur moi, je ne supporte pas qu’un homme me touche. Je dois veiller à bien cacher ça parce que je peux difficilement retenir cette violence intérieure quand c’est le cas. Je marche sur un fil et cours après des fantômes. Cependant, je reste pragmatique. J’ai un besoin de contrôle terrifiant et quand je sens que tout m’échappe, je peux partir en panique aigüe. Je ne montre jamais ce que je ressens vraiment. Je suis une supercherie vivante.

Les apparences. C’est un jeu auquel je me prête depuis toujours. Famille modeste, parents complexés. Disons qu’ils ont toujours aimés simplement se montrer sous leur meilleur jour et m’ont poussé à prendre part à cette mascarade. Ils contractent des dettes, dépensent pour le paraître bien plus que pour notre confort. Ils veulent être riches mais plus ils cherchent à l’être, plus on devient pauvre. Au début, je les déteste. Soupe froide, coupure de courant, factures impayées. Mais au final, je finis par les comprendre. Dans ce Monde, il n’y a que le fric et les premières impressions qui comptent – je l’ai souvent appris à mes dépends. Quand mon père devient frauduleux, forcé de payer certains gars pas très honnêtes à qui il doit de l’argent, il atterrit en prison. Autant dire qu’il a loupé l’intention initiale. La honte force ma mère à déménager. Je suis déjà adulte à cette époque et je me débrouille, paie mes études en veillant aussi à conserver mon image. J’étouffe le scandale avant qu’il ne prolifère dans ma fac et continue très tranquillement mes petites affaires. J’ai toujours voulu être journaliste, pouvoir manipuler l’opinion public et avoir du poids dans le quotidien des autres. Voilà qui me permet d’être au cœur des événements. Sous mes dehors de femme chaleureuse, mêle-tout et ouverte d’esprit, les gens sont loin de se douter de ce que je suis vraiment - froide, calculatrice et creuse. Je suis à l’image de ceux qui m’ont élevés, je suis une menteuse qui ne cherche qu’à se trouver une place adaptée, en hauteur, à l’abri. Tout fonctionne selon mes plans, rien ne peut m’atteindre et je me sens invincible. Du moins jusqu’à ce soir.

Il est tard, nous sommes dans un bar - quelques copains de la fac, quelques verres dans nos mains. Je feins des gloussements amusés jusqu’à m’en donner la nausée. Une seconde de répit au milieu de cette supercherie et je me détache de la conversation. C’est là que ses grands yeux agrippent les miens au milieu d’une foule. C’est improbable, surréaliste et anormal. Je me détourne mais il est toujours là. Je sens son regard se perdre sur ma nuque. Ça me perturbe. Tout s’enchaîne très, trop vite. Il est déjà à côté de moi, il m’offre un verre – peut-être deux. Un éclat de rire, un second. Je me noie dans ses intonations. Je parle beaucoup pour ne rien dire. Il se mêle à cette incohérence de mots. C’est sidérant. Mais quand il se penche vers moi, je me défile. Il me fait peur, je ne peux pas contrôler ça. Je le fuis. Il revient quelques jours plus tard sous une forme inattendue. Un coup de fil, une explication et un rendez-vous. Je peux à peine respirer. Une semaine passe et mon miroir cueille mon reflet  trop apprêté. Je sais que j’ai perdu cette bataille dès que je remonte la fermeture éclair de ma robe. Je le retrouve dans un restaurant et je finis plusieurs heures plus tard sur ses lèvres. C’est là que tout débute. Un tourbillon de couleurs m’emporte. Un an, deux, trois. Et puis… Et puis, des décalages dans le ton de sa voix, dans son regard, dans sa façon d’agir. Il change. En l’espace de quelques mois, je ne reconnais plus cet homme. Je m’accroche pourtant. Mais les disputes deviennent violentes. Sa douceur est remplacé par une colère que je ne lui connais pas. Ses poings trouvent ma joue, mon épaule. Je fais mes valises et il s’excuse. On répète ce schéma jusqu’à ce que les ecchymoses sur mes bras deviennent pénibles à masquer. La teinte des bleus que je porte s'imprime partout où je vais - le paysage, les gens, la vie. Je parle de thérapie, il me parle de séparation. Il sort enragé. Je reste là. Les paumes échouées sur la table, la poitrine fragmentée. Il ne rentre pas. Il ne revient pas. Un appel, une nouvelle – la dernière le concernant. Ils disent que c’est un accident, ils disent qu’il n’a pas eu le temps de souffrir. Il est parti d'ici avec sa vie et avec la mienne. Il s’est tué. Et puis, plus rien.

Un brouillard opaque. Je ne sais plus comment faire pour respirer. Le temps passe peut-être mais je l’ignore volontairement. Il n’a plus d’emprise. Le moindre geste est difficile à exécuter. Se lever du lit, atteindre la salle de bain, le frigo. M’alimenter devient alors secondaire et  le sommeil, indispensable. Je m’abreuve de médicaments. Ça ne suffit jamais. Ce n’est jamais assez long. Je veux juste dormir. Alors je vide le contenu de mes somnifères et j’avale tout. Voilà. Ne plus se réveiller. Plus jamais. Je crois que c’est fini quand j’ouvre les paupières à nouveau. Mais c’est loin d’être terminé. Ils parlent de tentative de suicide, je parle de déconnexion. Ils ne comprennent pas. Ils me forcent à reprendre mon existence où elle s’est arrêtée. Je prétends le faire mais ça ne m’intéresse plus. Je fais mal mon travail, je me bouscule pour continuer à entretenir un organisme déjà mort. Jusqu’au jour, où on me confie un article sordide – celui que personne ne veut. Je me retrouve face à une voyante de bas étage. Bien sûr, je ne la prends vraiment pas au sérieux même si je m’en cache. Je note une partie de son histoire quand mon stylo dérape sous le poids des syllabes qu’elle délie. Elle prétend pouvoir le voir, voir son esprit. Je souris et la maudis. L’envie de la gifler déchire l’espace d’un instant ma conscience professionnelle. Je ne réplique pas et elle me décrit avec exactitude des souvenirs que nous avons partagés. Ça me glace le sang. Je coupe court à cette interview ridicule mais le mal est fait. Elle a réveillé des démons, elle a déclenché une frénésie – celle qui me permet de reprendre de vieilles habitudes. Le Monde spirituel, voilà un sujet qui mérite vraiment d’être investi. Mon objectif, mon seul objectif. Le retrouver, peu importe sa forme. C’est fou, c’est irrationnel mais quand on a plus rien à perdre, il ne reste que les obsessions pour combler les brèches.

La pièce est exigüe et la chaise bancale, elle est pauvre. Je la catalogue dans mon esprit et force un sourire quand elle me dit de prendre place. Mon dos rencontre le dossier et mes articulations s’insurgent. Le confort, je n’y ai jamais été très habituée et pourtant mon corps ne s’est jamais soumis à cette tendance. J’ai toujours voulu aller plus haut, plus loin même si je continue désormais de subir le présent. Ce dernier est toujours aussi peu convaincant. Je suis déjà lasse de sa voix monocorde et de sa façon ridicule d’entretenir un mysticisme dérangeant. Lumières tamisées, encens roulant exagérément dans l’air, tant de détails que je note calmement sur mon calepin avec professionnalisme. Je sais que mon patron s’attend à ce que je lui ponde une note optimiste sur cette grosse farce et je suis déjà écœurée d’offrir des prétextes stupides au tourisme du coin mais ça fait partie de mon job. Elle dépose une tasse de thé devant ma main, je la remercie chaleureusement. Je suppose que ça aussi, c’est bon marché et que le goût est infecte. Je soupire mentalement et continue à lui offrir des rictus avenant. Insupportable. Je n’attends pas très longtemps avant de lui poser des questions insipides et sans intérêts. Elle me déballe sa vie – tout aussi peu savoureuse. J’écris, j’écris et j’écris jusqu’à en devenir somnolente. Puis la situation s’inverse sans que je comprenne comment, ni pourquoi. Elle me demande comment je me sens. Je lui réponds avec de la conviction inventée «  Très bien. C’est gentil à vous de… » Mais elle me coupe. Sa paume traverse l’espace entre nous pour tomber sur ma main. Un geste compatissant, je dois faire gaffe et ne pas me crisper. Je ne retire pas ses doigts de moi bien que l’envie me ronge et la regarde avec amusement. Que ça soit clair, je ne suis pas du tout amusée.

Ses intonations se font plus douces quand elle m’explique que nous ne sommes pas seules. Heureusement que je sais retenir mes fous rires avec facilité parce que sa petite comédie me rend intérieurement hilare. « Que voulez-vous dire ? » Un petit sourire triste s’invite sur sa bouche et je le contemple avec perplexité. Elle débute son explication en me parlant de l’accident, de CET accident. « Pardon ? » Elle me dit qu’il a essayé de reprendre le contrôle mais qu’il était trop tard. Que j’avais vu juste, qu’il n’était plus lui-même. Là, elle me parle de possession et d’autres trucs qui échappent complétement à ma compréhension. Je ne rédige plus rien, je me perds dans ses mots. Elle lit mon incrédulité dans mes yeux et continue de plus belle. Elle me décrit des scènes qu’on a vécu avec précision, des sensations, des paroles et des promesses. Pendant l’espace de quelques secondes, elle le réanime presque devant moi. J’ai l’impression qu’il est vraiment là et tout mon être a envie de la croire. Sauf que je ne peux pas. C’est débile. Elle a dû juste bien deviner comme tous les charlatans dans son genre. Avec encore plus de détermination encore, elle s’accroche à ma main et me répète les derniers mots qu’il m’a prononcé avant de me quitter. Comment peut-elle … ? J’en ai la chair de poule et plus elle contrecarre mes arguments internes logiques, plus je suis tétanisée. Je refuse d’en entendre plus finalement et me relève en emportant mon sac ainsi que ma dignité. « Je vous préviendrai quand l’article sera publié. Au revoir. » Je n’ai pas touché à mon breuvage et je dois me retenir pour ne pas lui jeter ça en plein visage. Je m’en vais sans attendre mon reste. Elle doit se repaître des malheurs des autres et danser sur la tombe des morts pour gagner sa vie. C’est ça que je vais écrire. La vérité, pour une fois. Et cette dernière n’est jamais belle à entendre. Depuis quand d’ailleurs m’intéresse-t-elle ? Je rentre au bureau dans cet état second et m’enferme dans la salle de réunion seule pour faire le vide. Je dois retrouver mon sang-froid. J’inspire de grandes goulées d’air et marche de long en large dans la pièce en évaluant mes options. Soit je décide d’oublier tout et d’être sympathique, soit je pose tout ce que je pense sur le papier, peu importe ce qu’en pense le grand manitou. La troisième alternative que j’essaie d’éjecter, revient me persécuter. La croire et creuser. Qu’est-ce que j’ai à perdre et à gagner ? Je pèse le pour et pour le contre. Ou plutôt je m’enroule dans le pour en égorgeant le contre. C’est trop tard. Maintenant, je veux, je dois et je mérite d'en savoir plus.