Kingsley ôte son chapeau pour saluer les quelques clients présent dans la cave du club de Jazz. Il savait que la plupart d’entre eux étaient totalement ivres, profitant du whisky fournit par la patronne, liquide divin en ces temps de prohibition. Lui ne buvait jamais avant une prestation, mais il ne disait pas non à un petit verre après le spectacle. Il posa son saxophone sur son présentoir, sautant de la scène avec prestance. Il avait bien joué ce soir, malgré les volutes de fumée des cigares des grands pontes venus avec leurs poules de luxe, qui lui irritaient la gorge et raccourcissait son souffle. Hors son souffle, c’était son gagne-pain ; il vivait de ses pourboires et du bon vouloir de la tenancière de l’endroit, une grande femme noire aux cheveux tressés glissant jusqu’à ses hanches comme des serpents : bizarrement les riches blancs de la ville se faisaient soudain bien moins regardant sur la couleur de peau quand on pouvait remplir leur verre. Heureusement, King avait plutôt la côte avec cette dernière, qu’il embrassa sur la joue alors qu’elle lui servait une goutte de gnôle : Mama Tarone était une amie d’enfance de sa propre mère. Kingsley était né blanc, mais du mauvais coté de la barrière : sa mère l’avait élevé parmi les enfants noirs des autres bonnes. Simplement, elle était libre, alors que les autres étaient enfants d’esclaves. Marchandise grouillante et bruyante, quand à lui, on lui tirait la joue et lui offrait une éducation. Perte de temps et d’argent, quand le gamin se passionna pour la musique, s’endormant sous les battements des percussions africaines. Il la remercia d’un sourire avant de balayer la salle du regard : il reconnaissait les habitués, qui eux, ne le connaissaient pas : cela l’amusait de voir ses hommes là si propres sur eux, si « respectaaaaaables » la journée, si débauchés la nuit. Une bande d’hypocrites sans imagination. Il discuta avec Tarone jusqu’à ce que le dernier ivrogne se traine vers la sortie, peu avant l’aube. Il s’enquérait de la santé de la communauté, la femme s’interrompit nette, fixant quelque chose derrière lui. Il se retourna, inquiet que quelqu’un vienne les embêter avant la fermeture : le racket était monnaie courante, surtout pour les affaires tenues par des noirs. Mais non, il n’y avait personne. Il se retourna en fronçant les sourcils, mais déjà Mama Tarone fouillait dans son jupon pour lui coller un espèce de grigri étrange contre la poitrine. Une croix en bois avec un œil de tigre noué à son centre. Il ouvrit la main sur le petit bijou, un sourcil haussé, intrigué. La tenancière n’était jamais si … explicite quant à ses activités paranormales. Pourquoi lui donner ça maintenant ? Il le passa néanmoins autour de son cou, alors qu’elle lui signifiait de sa voix chaude qu’il était temps pour lui d’aller dormir. Il rejouait demain.
En tout cas, il aurait dû.

Kingsley soupira, ses jambes se balançant dans le vide, assis sur la gouttière. Depuis quand les humains étaient ils devenus aussi chiants ? C’était terrible ça quand même, on était dans la ville de la musique et de la magie, et de plus en plus les gens revêtaient le même uniforme gris et sans relief. Où étaient les boubous, les couleurs dans les cheveux et sur les bretelles ? Tout se perdait ma bonne dame.
Il avait arrêté de hanter la famille Harris depuis bien une semaine, et il commençait à trouver le temps long : il n’avait trouvé personne d’assez intéressant pour valoir le coup d’investir de temps et de l’énergie pour eux. Or, hanter pour hanter, il avait passé l’âge. Il serait bien allé passer le bonjour à Irwin, un vieux joueur de piano qu’il avait visité il y a quelques années, mais le pauvre papy avait le cœur trop fragile à présent pour supporter ses bruyantes apparitions. Non, il lui fallait de la chair fraiche, du beau, du clinquant, de l’artistique ! De la sorcière. Sauf que voilà, ces animaux là se faisaient discrets, surtout par les temps qui courent, et le plus souvent, leurs maisons étaient scellées par du sel. Fichu Belaam, qui le privait des plus chouettes compagnons de jeu, qui avait rameuté tous les exorcistes de la nation en ville. Il devait se montrer tellement prudent à présent que ça en devenait chiant. Alors qu’il ronchonnait toujours dans son coin, son regard translucide se posa sur un femme qui se détachait de la foule : sa démarche était féline, prédatrice. Son port de tête haut, royale. Il sourit : si il avait pu ressentir quelque chose, il aurait surement eu un frisson. C’était elle, sa nouvelle camarade jeu. Elle transpirait le mystique, comme une aura sombre qui auréolerait sa peau mate. Oh oui il la voulait elle. Il voulait la connaitre, savoir qui elle était, pourquoi ils ne s’étaient pas rencontrés avant, c’était un comble tout de même !
Il sauta de son perchoir, pour caler son pas sur celui déterminé de la sorcière. A cet instant même, elle décrocha son téléphone : « Eliana j’écoute ? » . Eliana. Il fit rouler le prenant sur ses lèvres avec une expression gourmande. Ils allaient devenir de grands amis, à n’en pas douter …

New Orleans 1929 :

Il frissonna en sortant du club de Jazz, resserrant son col autour de son cou, enfonçant son chapeau sur son crâne. Il faisait froid à 5 heures du matin dans les rues de la ville endormie, ou presque. Il y avait quelques sans abris qui se pelotonnaient les uns contre les autres contre les murs d’une église cherchant à conserver le peu de chaleur qu’ils produisaient tous ensemble. Il pressa le pas : il était fatigué et rêvait de son lit dans sa petite garçonnière au dessus du salon de coiffure de sa tante ; ce n’était pas grand-chose, mais il payait un loyer, et ne devait plus rien à sa mère. C’était une fierté personnelle pour un artiste sans le sou comme lui. Il ignora son ventre qui gargouillait alors qu’il s’engouffrait dans une petite ruelle, un chemin de traverse lui permettant de rentrer plus vite chez lui. Bien mal lui en prit.

Alors qu’il sifflotait en marchant, il sentit une poigne puissante le soulever par les épaules, puis le plaquer contre un mur. Son souffle se coupa alors qu’une pression s’exerçait sur son cou, ses mains cherchant désespérément à repousser le coude qui bloquait sa respiration. Dans l’ombre, il ne voyait pas son opposant, si ce n’est une rangée de dents blanches, brillant sous les reflets de la lune.

- Ton fric connard.

- Je n’ai pas de …

- Mauvaise réponse.

Un coup dans le ventre finit de vider ses poumons d’oxygène, le faisant tomber à genoux, haletant. Il entendit un sifflement. Des pas. Beaucoup de pas. En moins de temps qu’il en fallait pour qu’il relève la tête, il se sentit encerclé. Des silhouettes puantes et crasses se détachaient dans la pénombre, riant et éructant grassement. Il était mal barré, vraiment.

- Les copains, monsieur a mal répondu. Il va falloir se montrer plus persuasif.

Il posa une main au sol, tentant de se redresser. Il n’en eut jamais le temps. Un premier coup partit, se logeant dans sa machoire qui craqua douloureusement, le projetant en arrière. Il entendit son saxophone tomber à ses cotés, alors qu’il se roulait en boule pour se protéger le visage. Les coups plurent comme une mousson de douleur, brisant ses côtes, bleuissant sa chair. Au bord de la syncope, il sentit des bras passer sous les siens, le redressant sur ses jambes flagelantes. Tremblant, il ne chercha même pas à se défendre, son regard obstinément baissé pour ne pas fixer ses bourreaux. Une des ombres avaient saisi l’instrument de musique, soufflant dedans pour en faire s’échapper des vagissements inhumains. D’autres rires suivirent. Il releva timidement la tête, au mauvais moment. L’ombre venait de soulever l’instrument, comme une batte de baseball. Il ferma les yeux pour ne pas voir son compagnon de métal mettre fin à son existence. Le premier coup ne lui brisa pas totalement le crâne, ne faisant qu’entamer sa boite crânienne. Le second coup lui, s’enfonça dans sa cervelle dans u bruit humide et écoeurant. Et puis plus rien.

Le musicien se réveilla dans le noir et le froid. Il se redressa difficilement, comme si le sol n’était pas stable sous ses pieds. Il ne voyait rien, ne sentait rien. Il se palpa, comme pour vérifier qu’il ne rêvait pas. Lentement les souvenirs de sa dernière nuit lui revinrent en tête. Etait il en prison ? a l’hopital ? Pourquoi ne voyait il fichtrement rien… Et ce froid … s’il ne comprenait rien encore, il découvrirait vite que ce froid allait devenir sa nouvelle vie … fantomatique …