C'était une nuit sombre et lugubre. Un vent glacial s'engouffrait dans les branches encore nues des arbres. Le printemps peinait à montrer le bout de son nez, tandis que l'hiver s'éternisait, interminable. Les rues de Nouvelle Orléans étaient vides en cette soirée d'avril, les badauds avaient tous rejoint leur maison au crépuscule et un silence de mort régnait dans la cité. Dans une grande demeure en périphérie de la ville commençait la vie. C'était une immense bâtisse dans le style victorien, un monument d'histoire qui jurait parmi les bicoques colorées de ce bijou de la Louisiane. Dans un lit drapé de blanc, sous la surveillance d'une pléthore de médecin, une femme hurlait à la délivrance. Le lumières de la chambre éclairait son visage perlé de sueur. La futur mère tenait fermement la main de son mari, tout en gardant les yeux rivés sur la croix qui lui faisait face. En son fort intérieur elle suppliait Dieu de lui donner la force de combattre la douleur. Les sages-femmes s'affairaient autour de la couche, les accouchements à domicile était de plus en plus rare, mais certaines familles ultra-conservatrice préférait perpétuer cette tradition vieille de plusieurs siècle. Dans un dernier cri la mère expulsa enfin le nourrisson. L'une des sages-femmes pris l'enfant dans ses bras, c'était un petit être toujours couvert de sang, mais on parvenait sans peine à distinguer les mèches rousses plaqués sur son crâne. Dans un geste tendre elle tandis le bébé à a mère.

« -C'est une petite fille !»

Le soleil brillait en cette matinée de septembre. Engoncée dans son uniforme bleu marine, Ammilda observait l'immense église qui lui faisait face. La crinière rougeoyante de l'enfant était serrée contre son crâne en un strict chignon et un vent doux venait lui caresser la nuque. Monsieur et Madame Everblight avait choisi pour leur petite fille une école privée prestigieuse qui lui enseignerait tout les fondements moraux et religieux nécessaires pour devenir une femme du monde. L'ombre du bâtiment de Dieu effrayait la jeune enfant, des inscriptions latines s'étalaient sur le portique et de nombreux vitraux aux couleurs chatoyantes repeignaient des scènes bibliques.
La fillette resta forte face aux regards dures de sa mère. Devant les marches de l'école/église, s'alignaient des dizaines de petites têtes blondes en uniforme marine. Certains affichaient des sourires satisfaits et irradiaient la confiance en eux, tandis que d'autres sanglotaient en silence. Ammilda faisait parti de cette deuxième catégorie. Fille unique d'une famille aux préceptes religieux et moraux antiques elle se devait d'avoir une scolarité exemplaire dans un établissement qui n'acceptait en aucun cas la racaille noire qui polluait les rues. L'enfant âgée d'à peine six ans inspira un grand coup, elle retint ses larmes et avança la tête haute en direction de la grande porte.

Catéchisme, bonne tenue, brunch et courbettes. La vie d'Ammilda était rythmée comme une horloge. Entre le lycée, les repas mondains et la prière, le jeune femme n'avait guère de temps à accorder à ses loisirs. Malgré cela, sa peine de prison semblait arriver à son terme. Cela faisait désormais plusieurs mois que l'adolescente ne cessait d'envoyer des candidatures dans les différentes universités du pays, son coeur était greffé à la Louisane, mais la pression parentale la poussait à vouloir s'enfuir. Toute sa vie avait été pensée avant même sa naissance, on lui promettait un avenir brillant, peut être deviendrait-elle une avocate de talent ou même une grande chirurgienne. Des ambitions si éloignées des siennes, après plus de dix ans d'école privé, de formatage perpétuel, Ammilda avait fini par trouver sa voie. La future étudiante s'était découvert une passion pour les tueurs en série, et plus particulièrement pour l'une d'entre elle, une certaine Allisandre Faith, une meurtrière qui avait sévi dans les années 20 et qui avait tué pas moins de dix-sept personnes. Ammilda savait que ses parents désapprouveraient son choix d'études, elle entendait déjà sa mère lui répéter qu'il n'était guère convenable pour une femme du monde d'étudier la criminologie. Les meurtres étaient affaire d'hommes et Ammilda était bien trop délicate pour cela.

La nuit était tombée depuis plusieurs heures maintenant quand Ammilda et sa nouvelle amie décidèrent de s'aventurer dans les bois bordant l'université. Depuis le début de l'année scolaire, la jeune femme avait goûté à la liberté et avait abandonné quelques peu les principes sectaires qu'on lui avait enseignés toute sa vie. Tatiana riait aux éclats, la lune accentuait les reflets sur se peau noire. Ammilda, elle préférait garder le silence. Sa partenaire de chambre avait réussi à la convaincre quelques jours plus tôt d'invoquer l'esprit d'Allisandre, cette meurtrière qui obsédait tant Ammilda. Sceptique quand aux pouvoirs de sa camarade, Ammilda avait fini par accepter. Ainsi, elle se trouvait dans les jardins de la fac, un soir lugubre de septembre. Au loin le hululement d'une chouette perturbait le silence nocturne. Tatiana s'arrêta net sous un baldaquin d'arbres. Leurs ombres étirés par la maîtresse du soleil s'étiraient sur le sol tel d'immenses monstres prêts à les dévorer. Sans dire la médium s'entailla le bras pour faire couler son sang. A l'aide du liquide rouge elle dessina à même le sol un pentagramme autour duquel elle traça un cercla. Une fois sa tâche achevée, elle se plaça au centre de son oeuvre, serrant fermement un talisman dans la main droite et une robe ayant appartenu à Allisandre dans la main gauche. Ammilda retenait son souffle, elle avait l'impression que la nuit elle-même était spectatrice et qu'elle avait choisie de se taire. La chouette s'était tût et même le vent avait cessé de murmurer dans les branches. Ammilda savait que c'était la première invocation de la jeune médium, elle lui avait promis qu'elle avait prise toutes les précautions nécessaires et que toutes deux ne risqueraient absolument rien.

Les images s'enchaînaient dans la tête d'Ammilda. Les souvenirs de la nuit étaient flous et seul des flashs macabres lui revenaient. Elle voyait des visages d'hommes, des mains courant sur sa peau, une robe vintage et un ventre arrondi. Puis il y avait le sang, ses mains couvertes d'hémoglobine devant des corps d'enfants désarticulés. Horreur, horreur et encore horreur. Elle était spectatrice d'une vie qui n'était pas la sienne et quand elle observa son reflet dans le miroir, elle ne vit pas les larmes qu'elle sentait couler sur ses joues, mais le sourire carnassier d'une autre femme assoiffée de vengeance.

La nuit venait de tomber sur Nouvelle-Orléans. C'était une de ces nuits froides d'octobre où chaque parcelle de votre peau soumise au vent vous supplie de la dissimuler. Quelques étudiants se bousculaient dans les rues, emmitouflés dans d'épais manteau, ils riaient déjà de la nuit à venir. Ammilda aimait l'ambiance chaleureuse de ses soirées qui annonçaient l'hiver. Accoudée au comptoir d'un bar, elle observait les allers et venus des clients. Des femmes élégantes au tailleur parfaitement repassé en passant par de jeunes lycéens jouant les éméchés. La possédée, elle sirotait un cocktail à base de Vodka, engoncé dans une robe rouge à l'échancrée provocateur, elle lançait de temps à autre des regards lubriques à un groupe de jeunes homme attablés plus loin. Ammilda sourit, elle pouvait imaginer le regard outrée de son hôte au vu des pensées impures qui lui traversaient l'esprit. Cela faisait à peine quinze jour que la dibbouk avait pris place dans le corps d'Ammilda, et elle n'avait pas eu besoin d'autant de temps pour comprendre que la jeune femme qui l'accueillait était une sainte nitouche peureuse à l'esprit étriquée.

Ammilda se leva, le même hululement que le soir de son retour résonnait au loin. D'une démarche sensuelle et chaloupée elle se glissa jusque la petite bande qui la dévorait des yeux. Une petite voix résonnait dans sa tête, un brin faiblarde, elle la suppliait de ne pas leur faire de mal. Allisandre esquissa un sourire, un rictus presque carnassier trop fugace pour que le monde puisse voir le monstre tapi au sein de la jeune fille.

"- Dîtes moi les garçons, vous auriez une place pour une femme un peu seule ce soir."

Ammilda avait prononcé ces mots d'une voix suave, elle roulait les r et s'amusait à battre des cils. Elle n'eut guère à attendre pour qu'on lui libère une chaise et qu'on lui offre un verre.

C'était un groupe d'étudiants en histoire qui était venu se détendre avant les révisions. Ammilda n'écoutait que vaguement leurs babillages, des rumeurs sur l'augmentation de la criminalité en ville. La rousse elle s'imaginait déjà le tableau qu'elle pourrait peindre, une magnifique scène où les corps ensanglantés se mêleraient à la beauté sordide d'une ruelle. Les hommes n'étaient pas ses victimes de prédilections, mais en l'espace de quinze jours elle n'avait rien eu à se mettre sous la dent. C'était des proies faciles, il suffisait de jouer les idiotes, de faire semblant de trop lever le coude et ce serait du tout cuit.