Ce n'était pas la première fois que je venais ici. En une centaine d'année, j'en avais croisé des vieilles bâtisses en ruine, vidées de toute vie; mais celle-ci, elle avait quelque chose en plus, comme si son âme avait été préservé des ravages du temps. J'aurais pu habiter ici, dans le passé. Mais qu'est-ce que cela aurait changé, de toute façon? Mon acharnement à garder les vieilleries en parfait état n'était plus qu'une question de nostalgie, et j'avais traversé trop d'années pour regretter la vie que je menais auparavant. Néanmoins, je laissai échapper un soupir factice lorsque j'aperçus pour la première fois le panneau "SOLD" en face de la vieille demeure en bois blanc. J'avais eu trop d'espoir en pensant qu'une maison comme celle-ci aurait pu être épargné par la frénésie possessive des bourgeois du quartier. C'était un véritable fléau, cette manie de tout dénaturer au fil du temps, d'effacer les moindres parcelles d'histoires qui auraient pu subsister à travers les âges. En des moments comme celui-ci, j'en voulais au monde entier, et particulièrement à ceux qui avait décider d'ajouter leur coup de pinceau aux murs de cette ville. En réalité, j'en voulais surtout à ceux qui s'était résolus de racheter ce petit bout de terrain.

Le soir était à présent tombé comme un lourd rideau sombre à l'horizon. On pouvait encore entendre les rires à l'autre de bout de la rue, les pleurs des enfants du parc d'à côté et le son bourdonnant des voitures de part et d'autres du bâtiment. Et pourtant, aussi bizarre que cela pouvait paraître, un silence de tombe émanait de la vieille bâtisse. "Ça paraît presque hanté" m'étais-je dis avec un brin d'ironie. Mais malgré cette touche d'humour, cette pensée ne me plaisait guère. Si un autre esprit avait décidé de faire de ce lieu son terrain de jeu, il y avait peu de chance qu'il me laisse à moi aussi une chance de participer. Cela me rappela soudainement la raison de ma venue. Cela faisait une éternité que je n'avais pas joué au fantôme frappeur, et à vrai dire, cela commençait sérieusement à me manquer. Je me mentais souvent, mais au fond de moi, j'appréciais mon statut privilégié de fantôme. D'ailleurs, je ne m'étais jamais autant amusée qu'en tourmentant les pauvres âmes de ce monde. Si j'avais des regrets? Oui et non. Tout dépendait des humains, au final.

J'avais beau essayer d'être objective, je n'avais pas d'état d'âme pour ceux-là. A peine rentré dans la maison, j'avais découvert un salon criard entièrement repeint du sol au plafond. Le vieux bois rouge avait été remplacé par un contre-plaqué froid et lisse comme du marbre. Je ne connaissais pas les propriétaires mais je manifestais déjà une véritable haine à leur égard. C'était plus fort que moi, je me sentais presque personnellement attaqué quand je voyais un tel refus des vestiges du passé. Si l'esthétique de cette maison n'avait pas trouvé sa place dans leur monde, comment aurais-je pu m'imaginer en avoir une, moi, le vieux spectre encore plongé dans les idéaux d'un autre siècle? J'avais l'esprit à la réflexion, décidément. Un peu dépitée, je me décidai enfin à avancer pour jeter un coup d'œil à la cuisine.

"Il y a quelqu'un?"

Mon pied s'était stoppé en plein milieu de sa course. Je n'avais pas l'habitude d'être prise par surprise et en fus presque paralysée sur place. Je n'avais bien évidemment rien à craindre des humains, mais si mes pressentiments se confirmaient, ce n'était surement pas eux à qui j'aurais à faire. Le bruit s'était abattu tout à coup, un craquement sec et distant qui n'aurait été presque rien si je ne me trouvais pas dans une maison vide de tout son. Je m'étais retournée aussitôt, mais contrairement à ce que j'attendais, la pièce ne semblait pas avoir bougé d'un centimètre. Quelque peu rassurée, il me vint à l'esprit que de tels sons se manifestaient souvent dans les vieux bâtiment au plancher grinçant. Voilà qui était une affaire réglée pour ma pauvre conscience. Je repris donc confiance en moi et me résolu enfin à reprendre la route qui menait vers la cuisine. Tout comme la salle voisine, c'était un massacre. Je pouvais tout à fait comprendre l'utilité de toutes ces machines, mais il y avait-il vraiment besoin de détruire la pièce entière pour les ajouter au décor? Ce n'était plus une faute de goût, c'était un affront. Au final, cela ne fit que confirmer mes plans, et si tout se passait comme prévu, les propriétaires n'allaient sûrement pas être épargnés. Il ne me fallut que peu de temps pour rejoindre à nouveau le salon, complètement retournée par les changements opérés entre ces murs. Mais alors que je revenais à mon point de départ, déterminée à attendre la rentrée des locataires, une ombre m'apparut du coin de l’œil. Je ne pus apercevoir le visage du concerné, et il m'était impossible de discerner si ses traits m'était familier. Dans tous les cas, je n'avais plus d'autres choix que de faire face à l'inconnu. Je pris l'air le plus calme possible et me retournai vers la figure cachée dans les ténèbres.

"Je suppose que tu hantes le coin aussi, c'est ça?"