Dans sa famille, on descendait des premières familles françaises et on le faisait savoir, qu'importait de savoir que leur sang avait été mêlé au bout de quelques générations à celui d'esclaves de couleur devenus libres. Détail qui aurait effarouché plus d'une famille bien conservatrice de la ville, mais qui, pour les membres de la famille Ryers, était une chose, dont certes on évitait de parler avec les autres, mais qui alimentait bien des conversations lorsque le soir on mangeait devant un gamba bien épicé en discutant vaudou et spiritisme.

Parce que la mère de Valerie, que tout le monde à l'époque appelait encore par son premier prénom, Octavia, était une véritable médium. Pas au point d'être possédée et de faire le pont entre le monde des vivants et l'au-delà, mais elle l'était suffisamment pour ressentir des présences étranges tout autour d'eux et elle s'y connaissait aussi assez pour faire parler les cartes de tarot et les pendules. Bien sûr, Adrienne Ryers évitait de le crier sur tous les toits mais quand quelqu'un qui croyait en ses dons venait la trouver pour avoir son aide, elle ne rechignait pas à sortir ses affaires et s'installer sur la petite table près de la fenêtre sans rien demander en retour. Petite, Valerie aimait la regarder faire, blottie dans les coussins du canapé, espérant avoir elle aussi le même don que sa mère, de pouvoir faire parler les morts et d'aider les gens. Elle se prenait parfois au jeu avec ses copines de classe, sortant le Ouija que l'une avait trouvé et découpé d'un magazine et elles posaient toutes leurs mains sur la goutte tandis que Valerie qui se posait toujours comme maîtresse de cérémonie demandait d'une voix outre-tombe si les esprits étaient là. En règle générale, elles ne tiraient pas grand chose de leur séance parce qu'à trop vouloir tirer la goutte vers elle, les messages n'avaient plus beaucoup de sens, mais ses plus beaux souvenirs de soirée lui viennent de là.

Évidemment, ça ne pouvait pas durer, tous les âges d'or ont une fin. Cette fin arriva en 1992 et l'ouragan Andrew. Ils avaient trop tardé, pensant être capable de tenir le temps qu'il fallait dans leur petit appartement mais quand les tuiles commencèrent à voler, il fut clair qu'ils devaient évacuer au plus vite. Dans la rue, c'était le chaos, personne n'y voyait rien, encore moins eux. La mère d'Octavia fit demi-tour pour aller récupérer l'antique bible de sa famille et plus personne ne la revit jamais. Quand son corps fut retrouvé lorsqu'ils commencèrent à reconstruire la ville, elle fut inscrite sur la liste des victimes mais personne n'y faisait attention. Même si son père lui assura après coup que sa mère avait eu le temps fait tout ce qu'elle voulait et d'avoir une vie dont elle avait été fière, cela ne calma pas la petite Octavia, au contraire, elle en voulait aux esprits de sa mère qui avaient pris une grande part dans son existence mais qui avaient été tout à fait infoutus de la prévenir sur l'imminence de la catastrophe. La seule conclusion logique qu'elle finit par tirer, c'est qu'il n'y avait tout simplement pas d'esprit, que sa mère tirait des cartes, leur trouvait une significations et qu'il arrivait parfois que ce qu'elle dise colle à la réalité. Point final. Ceux qui y croyaient étaient soit fous, soit naïfs.


Après cet épisode, Octavia finit par se remettre, reprenant l'école et le cours de sa vie comme si de rien n'était, sauf que cette fois-ci, le temps n'était plus aux après-midis de spiritisme avec ses copines ou de gambos insouciants accommodés d'éclats de rire. Tout ça c'était fini. Même son père ne semblait plus aussi prompt à rire comme avant, il se contentait simplement de passer chaque jour, de survivre en se vautrant dans la routine, et si elle avait commencé à l'imiter, un sentiment de révolte naquit en elle, au point de ne plus être capable de supporter son quotidien et c'est avec un immense soulagement qu'elle finit par s'en aller à l'Université pour suivre une bi-licence de biochimie et d'ingénierie. Les trois ans qu'elle passa à l'Université de Huntsville dans l'état voisin l'aidèrent à reprendre pied et faire son deuil, parce qu'elle était loin de tout ce qu'elle connaissait et qui aurait pu lui rappeler sa mère. Elle en profita pour entériner son opinion sur les esprits, il n'y avait rien de tel, la réalité était science et tout pouvait s'expliquer par la raison et la science, elle était déterminée à le prouver.

C'est avec cette résolution qu'elle retourna à la Nouvelle-Orléans, décidée à démasquer les charlatans qu'elle trouverait sur son chemin. Sauf qu'on ne lui en laissa pas le temps. Katrina frappa et l'horreur revint. De nouveau, Octavia se retrouva dehors à affronter les intempéries en espérant gagner le stade où toute la ville était rassemblée pour survivre à la tempête mais elle se retrouva bloquée dans une petite ruelle avec un homme qu'elle avait réussit à agripper au moment où il arrivait à sa hauteur et le tirer à l'abri des rafales. Elle avait simplement prévu d'attendre que ça se calme un peu avant d'essayer de rallier le stade mais son compagnon d'infortune fut prit de crise. Plus tard, il lui avoua qu'il se prétendait médium. Alors que la tempête faisait rage, il commença à se prendre la tête entre ses mains, hurlant et s'arrachant la peau du visage comme s'il luttait avec lui même pendant qu'elle le regardait faire, effrayée en se tenant le plus éloigné de lui possible. Puis il se mit à hurler son nom d'une voix qui n'avait rien de masculine, qui hurlait son prénom. Octavia. Seule sa mère l'appelait toujours par son prénom en entier, les autres se contentait toujours de Via. La jeune femme s'enfuit dans la tempête pour s'éloigner de cet homme en courant et jura plus tard pour apaiser son esprit tendant à la logique que ce n'était qu'une coïncidence ou un mauvais tour et qu'elle avait mal entendu, confondant le mugissement du vent pour la voix de sa mère venant d'outre-tombe.

Au moins cette expérience lui apprit une chose : on voyait ce que l'on voulait voir. Et si elle avait été capable de douter, alors elle était tout aussi capable de faire douter avec un peu de suggestion et de comédie. A présent rebaptisée Valerie après cet épisode parce qu'elle n'était plus capable d'entendre son vrai prénom sans entendre ce hurlement décharné par la même, elle se lança dans le spiritisme sur commande. Elle qui avait tant prêché contre, elle avait retourné sa chemise et était bien décidée de contenter les esprits crédules. Pas seulement pour l'argent, non, d'un certain côté, elle voyait ça comme une mission d'infiltration, elle se glissait à l'intérieur du milieu pour mieux exposer les charlatans, trouver les ficelles, les trucs, et surtout, expliquer cet étrange phénomène auquel elle avait assisté durant Katrina parce que son esprit refusait l'excuse du monde de l'au-delà, aussi simple que ça.

Valerie n'aurait d'ailleurs jamais réussit dans son entreprise si elle n'avait pas rencontre Yvonne et Esme LaRue.

Après Katrina, elle avait déménagé dans le Vieux Carré avec l'argent qu'elle avait hérité de l'assurance vie de sa mère, elle vivait désormais sur le même pallier que ce charmant couple, espérant commencer sous peu son activité de grande voyante et d'en vivre, ce qui était beau en théorie mais beaucoup moins facile à réaliser en pratique. Valerie se retrouva à regarder les heures passer à chaque nouveau jour qui débutait, commençant presque à trouver passionnant ce qui se passait dans la rue en contrebas. Jusqu'à ce que sa voisine décide un jour de passer pour une petite séance de tarot, sûrement par charité étant donné qu'elle l'avait entendu se plaindre de l'inexistence de ses clients quand elles s'étaient croisées pour récupérer leur courrier le matin même. La pauvre se retrouva à faire un infarctus au beau milieu de son salon. N'importe qui aurait préféré ne rien avoir à faire avec la personne qui avait été témoin des derniers instants de sa moitié mais pas Esme. Non, le jeune veuf, père de deux enfants vint la trouver quelques semaines après les funérailles. Elle s'absenta une minute à peine pour aller chercher des rafraîchissements et ce qu'il vit le convainquit de trouver une nouvelle excuse chaque jour pour revenir chez elle, à croire que son salon l'avait tout simplement hypnotisé. De temps en temps, quand Valerie ne travaillait pas, ce qui était assez fréquent, elle gardait Salome et Simon, les enfants d'Esme, ce qui lui permettait de manger sans avoir à aller trouver son père comme une âme en peine tous les jeudis du mois. La famille l'avait adoptée comme un membre à part et il était rare que leur porte d'entrée soient fermées tant les aller-retour étaient fréquents.

Jusqu'au jour où elle n'eut plus d'autre possibilité que celle de vendre ce bel appartement pour aller travailler ailleurs. En apprenant qu'elle allait embarquer toute sa quincaillerie vaudou et vider les lieux pour laisser place à un cabinet d'architectes super modernes, l'homme jura qu'il ne laisserait pas ça arriver. Et un beau jour, sa première cliente toqua à la porte. Une bonne petite fille de bonne famille qui avait entendu parler du charme de ses séances de spiritisme par son galeriste préféré, galeriste qui n'était nul autre qu'Esme qui commença à partir de ce moment à lui faire de la publicité gratuite à toutes ses clientes. Au bout de deux-trois soirées chics et intimes, son nom commença à tourner un peu, mais il fallut attendre six bonnes années pour ne plus avoir à travailler sur sa promotion. Six longues années où Valerie comprit que ses études de chimie allaient servir à quelque chose car elle commença à développer tout un tas de truc et astuces pour créer des atmosphères dignes de ce nom, à coup de poudres explosives colorés, de mécanismes discrets faisant bouger chaises et tables, ouvrant les fenêtres, de ventilateurs discret qui refroidissaient discrètement la pièce, tout en gardant ce chic que ses clientes recherchaient même si au final, les séances ressemblaient plus à des après-midis cookies et thés agrémenté à la fin de séance de spiritisme, des après midis qui ressemblaient à ce qu'elle avait connu quand elle était petite en somme.

Ces derniers temps, pour augmenter sa réputation, Valerie a carrément engagé un détective privé qui se charge de faire des recherches sur ses futures clientes pour savoir quoi dire, quoi prophétiser simplement en regardant un devis ou un rapport de présence. Elle a même poussé le vice à payer à payer Salome et ses copains de lycée pour réaliser ses prophéties lorsqu'elle voit dans ses cartes des dégâts liés au vandalisme, par exemple, faisant tout, évidemment, pour brouiller les pistes.

Avec mauvaise humeur, Val rejeta la gazette du jour sur un coin éloigné de son bureau avant de croiser les bras en foudroyant un rayon de soleil ou paressaient des grains de poussière. Une comédienne intéressée bonne pour occuper les femmes aux foyers et les grand-mères, c’est ce qu’ils pensaient d’elle, hein ? Et qu’est-ce qu’ils en savaient déjà ? Ce n’était pas leur salon à eux qui se retrouvait rempli à rabord tous les jours ouvrables de la semaine par des personnes impatientes de toucher l’au-delà du bout du doigt. Elle le leur offrait en plein centre-ville, dans un cadre idyllique avec du thé et un service à thé français, le must du must. Elle passait son temps à leur dire ce que ces pintades voulaient entendre, donnant un semblant d’intérêt à leurs journées vides. Ainsi, c’était chez elle qu’elles répandaient leurs vipères plutôt que chez leur maris ou dans leur club de lecture, lieu de rassemblement avant le perron du maire. Valerie rendait un service public, elle aurait mérité une médaille et au lieu de ça, ces gratte-papiers venaient jeter son nom dans la boue ! Merci bien.

La porte de son bureau s’ouvrit en grand sur Salome LaRoux, son enthousiaste assistante et complice des quatre cent coups qui arriva, fidèle à ses habitudes, en jean complètement déchiré, la tignasse à peine démêlée et un nuage de cigarette ou pire entourant sa tête. Celle ci ne semblait pas très bien comprendre que ce n’était pas vraiment ça que venaient voir ses clientes, qu’au contraire, elles ne payaient pas des sommes exorbitantes pour la voir dans cet état là. La jeune femme sembla réaliser que l’humeur de son associée descendait dans les profondeurs du massacre et ôta ses écouteurs pour aller se poser dans un des fauteuils en face du bureau en tenant serré un dossier contre sa poitrine.

« Quoi d’neuf ? »

Valerie se redressa pour attraper le journal et lui jeter presque à la figure.

« Page 16, troisième colonne »

La jeune femme se cala dans le fauteuil en ouvrant le journal à la page indiquée et resta silencieuse quelques minutes, ne laissant échapper que quelques marmonnements indistincts tandis qu’elle lisait.

« …Outch. Ça c’est méchant. »

Ça elle ne lui faisait pas dire. La brune se redressa et commença à faire les cent pas en regardant la rue en contre bas à travers la grande fenêtre de son bureau. Ses clientes risquaient d’en entendre parler, si ce n’était pas déjà fait, il fallait qu’elle contrattaque, qu’elle ne se laisse pas abattre par ce bout de chiffon et qu’elle marque les esprits d’une plus grande manière encore.

« Pendant que j’y pense, je t’apporte les documents que tu m’avais demandé. Trois visites en un mois pour réparer la plomberie dans la demeure des Chastain… m'est avis qu'elle ne devrait pas tarder à céder de nouveau. Si tu veux, je peux y aller pour donner un coup de main… »

Demanda Salome avec un petit sourire comme si elle essayait de lui changer les idées. Raté. La brune se rassit en un éclair et abattit son poing sur la table, faisant tressauter ses stylos parfaitement alignés.

« Je ne vais pas me laisser faire ! Je vais faire quelque chose qu’ils ne pourront pas défaire dans leur bout de chiffon ! »

Un éclair inquiet passa sur le visage de son assistante.

« Seigneur… j’espère qu’on ne va encore profaner une tombe…. »

Valerie lui offrit un grand sourire avant de décrocher son téléphone.

« Mieux que ça ! »

Rirait bien qui rirait le dernier alors ! Comme si ces maudits fils de catin allaient lui faire la misère, si elle avait dû fermer boutique, elle l'aurait fait depuis longtemps, or elle gérait encore son affaire comme un rocher dressé dans la mer depuis 8 ans. Ha !